Adieu à l’ironie

Fouad Laroui. 

Fouad Laroui.  . DR

ChroniqueJ’ai manié jadis cette figure de style pour me moquer d’un quidam néerlandais qui m’avait demandé (très sérieusement) de quelle «tribu» j’étais. Je lui répondis, en gros, que j'étais un Apache, comme la majorité des Marocains.

Le 16/03/2016 à 12h06

En 1729, l’écrivain irlandais Jonathan Swift (l’auteur des Voyages de Gulliver) publia un pamphlet retentissant sous le titre «Humble proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à la charge de leurs parents (…) et pour les rendre utiles au public». Ce texte est l’un des chefs-d’œuvre de l’ironie en tant qu’arme rhétorique. L’auteur proposait de réduire la misère et la surpopulation qui touchaient l’Irlande du XVIIIe siècle en… mangeant les nouveau-nés. Et il affirmait froidement ceci: «En supposant que mille familles de cette ville deviennent des acheteurs réguliers de viande de nourrisson (…), j’ai calculé que Dublin offrirait un débouché annuel d’environ vingt mille pièces.»

Les Irlandais ont-ils manifesté dans les rues contre cette ignoble proposition? Ont-ils exigé, dans les réseaux sociaux de l’époque (les tavernes, les marchés, les bains publics…), des excuses de la part de ce vilain bonhomme? L’ont-ils brûlé en effigie, insulté, excommunié? Pas du tout. Ils ont compris que Swift, Irlandais comme eux, s’attaquait en fait aux… Anglais, qui occupaient alors l’Irlande et dont la politique conduisait à la paupérisation des Irlandais. En proposant à ceux-ci de manger leurs propres enfants, Swift faisait en fait une critique féroce de la situation sociale de son pays. En paraissant s’en prendre à ses compatriotes, il prenait, au contraire, leur défense.

C’est cela, l’ironie : dire le contraire de ce qu’on pense, pousser le raisonnement jusqu’à l’absurde et laisser le lecteur intelligent en tirer les conséquences. Des siècles avant Swift, Jâhiz maniait, lui aussi, l’humour à Bagdad pour faire passer les messages les plus sérieux.

Encore faut-il que le lecteur sache ce que c’est que l’ironie. Hélas, ce ne semble plus être toujours le cas dans notre beau pays. Enseigne-t-on encore ce procédé littéraire dans les lycées? Apprend-on aux élèves qu’il n’y a pas lieu de discuter au premier degré un billet basé sur l’ironie? J’ai manié jadis cette figure de style pour me moquer d’un quidam néerlandais qui m’avait demandé (très sérieusement) de quelle «tribu» j’étais. Je lui répondis, en gros, que j'étais un Apache, comme la majorité des Marocains. Malheureusement, ceux qui ne comprennent rien à l’ironie ont pris au pied de la lettre cette réponse loufoque. Ils continuent (des années après les faits!) de me poursuivre de leur vindicte, qui ne repose donc sur rien, sinon leur incompréhension de la rhétorique. Plus récemment, je proposais ironiquement qu’on empêche les gens de voyager – et certains ont cru que j’étais sérieux ! Et ainsi de suite. Nous adorons raconter des noukat mais dès que l’ironie est couchée sur le papier, on ne l’entend plus?

C’est décidé: je laisse tomber l’ironie. Au diable l’esprit de finesse, contentons-nous de l’esprit de géométrie. Désormais, ces chroniques auront la sécheresse et la rigueur d’une démonstration mathématique. Ce sera lugubre. On fera des mines d’enterrement. Les croque-morts approuveront, gravement...

Par Fouad Laroui
Le 16/03/2016 à 12h06