Faut-il faire le deuil du droit international?

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ChroniqueLa défense, autant réaliste que cynique des intérêts nationaux des grandes puissances, se déploie sous couvert d’euphémismes et d’argumentaire humanitaire. Le droit international devient donc de fait un ensemble d’éléments de langage, censé ornementer sa propre violation.

Le 24/02/2022 à 10h59

Depuis la récente reconnaissance par la Russie de l’indépendance des deux républiques autoproclamées de Lougansk et de Donetsk à l’Est de l’Ukraine, les cris d’orfraie fusent ici et là autant dans les chancelleries occidentales que dans leurs médias affiliés. On accuse la Russie d’une violation flagrante du droit international, la présentant comme une menace contre un ordre mondial libéral et une démocratie dont l’Occident serait le garant et le digne représentant. Certains se sont même aventurés à recourir à des parallèles non seulement anachroniques mais avant tout grotesques, en comparant la récente décision du Kremlin à l’annexion des Sudètes par Hitler. D’autres n’ont pas hésité à parler d’un nouveau syndrome de Munich, face à ce qu’ils perçoivent comme une passivité du camp occidental face à Poutine.

Or il se trouve que les violations les plus flagrantes du droit international de ces 30 dernières années furent avant tout le fait des puissances occidentales. L’OTAN qui, rappelons-le, est une alliance défensive, n’a pas hésité à mener des campagnes de bombardement contre la Yougoslavie lors de la guerre de Bosnie en 1995, sachant que Belgrade n’a attaqué aucun membre de l’alliance. Quatre ans plus tard, suite à l’éclatement de la confédération yougoslave, ce fut au tour de la Serbie d’être la cible de l’Alliance Transatlantique, au profit des rebelles kosovars de l’UCK.

Lors de cette opération baptisée «Allied Force», les forces de l’OTAN ont procédé à des bombardements de grande ampleur sur tout le territoire serbe, avec plus de 37.465 sorties aériennes, soit 480 par jour en moyenne. Le bilan se compte en milliers de morts côté serbe, dont la majorité furent des civils. Plusieurs experts ont pointé du doigt, à l’époque, des violations flagrantes de plusieurs lois et conventions internationales. Ce qui n’a pas empêché les Etats-Unis et certains pays européens d’amputer la Serbie d’une partie de son territoire, en reconnaissant de manière unilatérale l’indépendance du Kosovo, qui devint très rapidement la plaque tournante de plusieurs trafics internationaux (drogue, prostitution, trafic d’organes etc.). Rappelons à ce propos que le Maroc, et à juste titre, ne reconnaît pas l’Etat autoproclamé du Kosovo.

Toujours dans la même logique chronologique, la guerre menée contre l’Irak par une coalition dirigée par les Etats-Unis en 2003 s’est faite sans l’aval de l’ONU. A l’époque, un axe Paris-Berlin-Moscou faisait bloc contre cette guerre illégale et non justifiée, puisqu’à aucun moment, Washington n’a apporté la preuve d’une quelconque implication de Bagdad dans les attentats du 11 septembre 2001, ou d’une possession d’armes de destruction massive. Bilan: durant la période allant de 2003 à 2011, plus de 150.000 Irakiens sont morts dont environ 80% de civils.

Un peu plus tard en 2011, lors de la guerre civile en Libye, le conseil de sécurité des Nations Unies a voté la résolution 1973, qui visait à mettre en place une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye. La coalition franco-britannique n’hésita pas à détourner la résolution pour la convertir en chasse à l’homme contre Kadhafi et en destruction chaotique de l’Etat libyen. S’en est suivie tout une vague de déstabilisations dans la région du Sahel, ainsi que l’éclatement de l’unité libyenne, qui se prolonge jusqu’à ce jour.

La Russie a depuis appris la leçon. Le précédent Kosovar de 1999 a profondément marqué les esprits au sein de l’Establishment russe. Depuis, Moscou adopte la même rhétorique que l’Occident pour défendre ses intérêts nationaux. Ainsi, en 2008, lors de l’offensive menée par l’armée géorgienne contre les deux territoires séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, l’armée russe est intervenue en Géorgie au nom des droits de l’homme afin de protéger les populations civiles dont la majorité s’était vue offrir quelque mois avant la nationalité russe.

En 2014, en Crimée, le même argument fut mis en avant, face au risque d’une épuration ethnique qui aurait pu être menée par les ultra-nationalistes ukrainiens contre la population russophone.

Enfin, le récent déploiement de l’armée russe à Lougansk et à Donetsk fut qualifié par Moscou d’opération de «paix».

La méthode est la même de part et d’autre, à la seule différence que Moscou le fait dans une perspective défensive de «désencadrement», au moment où l’Occident y a recours dans le cadre d’une stratégie d’étranglement de la Russie.

A ce que je sache, Moscou ne possède pas de bases militaires au Canada, au Mexique, ou encore à Cuba. Peut-on en dire autant de Washington, dont les bases pullulent partout autour de la Russie, mais également de la Chine?

La défense, autant réaliste que cynique des intérêts nationaux des grandes puissances, se déploie sous couvert d’euphémismes et d’argumentaire humanitaire. Le droit international devient donc de fait un ensemble d’éléments de langage, censé ornementer sa propre violation.

Car depuis toujours, comme nous l’apprend le politologue argentin Carlos Escudé, le droit international est composé de règles écrites et de règles non-écrites autour d’une crypto-hiérarchie, dont il n’est fait mention dans aucun des statuts de l’ONU, mais qui structurent en profondeur les rapports de force entre nations. Les premières, les règles écrites, sont censées régenter les petits Etats. Les deuxièmes, les non-écrites, sont l’apanage des grandes puissances qui au fond, écrivent les deux.

Par Rachid Achachi
Le 24/02/2022 à 10h59