Hiroshima, le vieil homme et l’enfant

Kebir Mustapha Ammi, écrivain. 

Kebir Mustapha Ammi, écrivain.  . DR

ChroniqueJe viens de passer deux jours à Hiroshima qui compteront comme un moment décisif dans ma vie. J’ai vu des gens bouleversés dans le musée de la paix. Il est difficile de se dire que cette horreur s’est déroulée loin de chez nous et qu’elle ne nous concerne pas.

Le 02/06/2019 à 11h02

Setsuko Ota avait douze ans. C’était une petite fille, studieuse peut-être, mais insouciante sûrement comme les enfants de son âge. J’essaie de penser à ce qu’elle avait bien pu faire le 5 août 1945. Elle ne devait pas s’imaginer que le lendemain à 8h15, une bombe jetterait le feu sur elle et les siens et quelle n’arriverait jamais à l’école.

Je viens de passer deux jours à Hiroshima qui compteront comme un moment décisif dans ma vie. J’ai vu des gens bouleversés dans le musée de la paix. Il est difficile de se dire que cette horreur s’est déroulée loin de chez nous et qu’elle ne nous concerne pas. Ce sont des hommes comme nous qui se rendus coupables de cette abomination. Mais tout ici est sobre. La force de cette ville est d’avoir su bâtir, avec le génie du cœur, le plus bel hommage à sa profonde blessure qui est aussi, ne l’oublions pas, la nôtre.

Le musée d’Hiroshima est sur une esplanade, à deux pas de l’endroit où est tombée la bombe qui a jeté l’effroi sur le monde. Il fait face aux ruines du dernier immeuble qui rappelle que cette ville avait un autre visage avant que des hommes ne suspendent son destin. Il est tout en retenue et réserve. La pierre est nue. Grise ou blanche. Aucune mise en scène de la douleur ou subtile chorégraphie de la souffrance. Mais aucune invective, non plus. Des faits à l’état brut. Pour dire, en prenant à témoin les vivants et les morts, que les hommes ont suivi la pente de la déraison et franchi une ligne, un jour.

On chemine dans un long couloir puis dans des pièces sombres, aux murs tapissés d’images insoutenables, avec une seule et même question. Sempiternelle et obsédante jusqu’à la folie. Car rien ne peut justifier ce qui s’est joué dans l’enceinte de cette ville. Et rien ne peut lui donner du sens.

Comment des hommes peuvent-ils s’arroger le droit d’interrompre des vies innocentes, supprimer des gens, leurs semblables, qui ne demandent qu’à trouver leur juste chemin dans la vie?

Quelle croyance infâme leur donne ce droit?

Dans cette ville meurtrie, je crois avoir vu le monde autrement et je crois, après ce bref séjour dans ces murs, que je ne le verrai jamais plus comment avant. Hiroshima est une pierre blanche sur le chemin de tous les hommes. Pour nous rappeler, en cas d’aveuglement, que d’aucuns parmi nous se sont égarés et que d’autres peuvent s’égarer encore. C’est une ville qui s’emploie, sous la lumière du ciel, à se reconstruire, patiemment, en s’efforçant de remettre ses pas dans les traces de son destin interrompu.

Tout cela est fait dignement, sans le souci de s’ériger en gardien de la morale.

Ce n’est pas chose aisée, d’avoir été victime, et de ne pas œuvrer pour la destruction de son bourreau, mais c’est le choix que la ville a fait, pour préserver l’avenir et préserver la respectueuse conception qu’elle se fait de notre humaine condition.

Au milieu des pleurs contenus dans les poitrines des visiteurs, un homme, chenu, hâve et décharné, faisait crisser sa chaise roulante. Il était très vieux et il était venu de très loin. Il m’a confié qu’il venait là tous les jours depuis …soixante-dix ans! J’avais cru qu’il n’avait pas sa tête, mais il savait bien ce qu’il disait. C’était un monsieur d’aspect pas forcément bonhomme, mais il était comme nous tous. Il n’avait pas la tête d’un ange, mais pas non plus celle d’un démon. Il m’intriguait, mais je n’eus pas le temps de lui demander qui il était. Il pestait contre sa chaise roulante, qui ne répondait pas toujours, comme il le souhaitait, à ses ordres. Il devait avoir été un solide gaillard mais il s’était ratatiné avec l’âge. Il continuait d’avoir des épaules carrées, mais il n’avait pas l’air spécialement belliqueux, s’il y avait chez lui, quand on le regardait bien, quelque chose d’une force à l’état brut, une rage qu’il essayait de brider par tous les moyens. Il avait l’œil bleu, mais le regard noir, incisif, de celui qui en sait un rayon sur les hommes, il avait vu leur versant le plus sombre.

Il portait une casquette rouge, à l’instar d’un fermier du Midwest, frappée de deux initiales sibyllines, une salopette en toile bleue, une chemise verte à carreaux et des santiags en cuir de vachette. Je lui avais semblé à même de l’entendre débiter ce que d’autres avant moi avaient refusé d’entendre. Quelque chose, dans mon allure, je ne sais quoi, lui avait donné le sentiment que j’étais la personne idoine pour recueillir ses confidences.

On dit partout, m’a-t-il confié, que je n’ai pas ma tête et qu’on ferait mieux de m’enfermer avec les fous dans un asile quelconque.

Il n’avait d’abord trouvé personne pour le conduire jusqu’à Hiroshima. Je n’arrivais pas à croire qu’il était venu tout seul sur une chaise roulante. Il avait du mal à parler, il avait plein de larmes dans sa poitrine. Il se souvenait avec une troublante précision de sa journée du six août 1945.

C’était une journée ordinaire, un lundi, la météo était bonne, le ciel clair...

Il s’interrompit brusquement pour laisser passer une adolescente qui l’avait bousculé par mégarde et qui s’était répandue en excuses. Elle avait une plaie sur le visage. Et des bandages sur les bras.

Attendez, lui a-t-il dit.

Elle était partie en courant. Elle était confuse.

Il l’a suivie des yeux. Puis il s’est arrêté devant le portrait de la petite Setsuko Ôta. Elle était si belle ! Elle avait encore toutes les jolies et tendres rondeurs de l’enfance dans son visage. Elle avait du maintien, le front haut, un petit nez, élégant et droit, elle promettait de devenir bientôt une adolescente gracieuse avec ses cheveux noirs, coupés au carré, et son œil qu’illuminait une douce ironie. Elle avait une très légère, infime, coquetterie dans le regard, qu’on ne débusquait pas à premier vue, mais cela la rendait plus ravissante encore. Elle avait quelque chose de son aînée, la belle Setsuko Hara, qui a transfiguré les œuvres de Yasujiro Ozu. Setsuko Ota aurait peut-être, elle aussi, connu les feux de la rampe ou frayé avec les planches ! Elle aurait connu une autre gloire que les cimaises d’un musée si une bombe n’était pas tombée sur elle un 6 août. Yoshimi, sa mère, raconte qu’elle a cherché sa petite fille, au milieu des décombres et des cris, pour la trouver calcinée, au bord d’une rivière. Son récit, très sobre, est poignant. J’avais eu du mal à le lire jusqu’à la fin, mais il fallait en venir à bout, comme si j’avais un crime à expier, le vieil homme à mes côtés trépignait sur sa chaise, il voulait que je lise pour lui.

Faîtes cela, pour moi, je vous en supplie.

Il connaissait pourtant cette histoire par cœur.

J’ai lu. J’ai murmuré à l’attention du vieil homme. Je me suis tu. Il est resté longtemps interdit devant le portrait de la petite Setsuko Ota. Il n’arrivait pas à en détacher les yeux. Il parlait dans sa barbe, brisé, comme un père, inconsolable, qui sait qu’il ne reverra jamais plus sa fille bien-aimée. J’ai cru, dans un moment de folie, qu’il essayait d’imaginer, à voix basse, l’avenir qu’aurait pu avoir cette petite fille, Setsuko Ota, si elle avait continué de vivre.

Comment un monstre a-t-il pu faire cela ?, m’a-t-il encore dit. Ma vie a été un enfer depuis le 6 août 45, m’a-t-il confié. Et ma mort le sera encore plus, a-t-il ajouté.

Tout le monde se retournait pour voir si cet homme, qui s’était mis à parler à haute voix maintenant, n’avait pas perdu la tête.

Ce n’est pas sûr, comme je l’ai cru alors, que quelqu’un lui aie crié de se taire.

Il est parti, après cela, en faisant crisser de plus belle sa chaise roulante. Il n’avait plus que le nom de Setsuko Ota à la bouche.

C’est quand il a quitté le musée de la paix que j’ai reconnu l’homme sur sa chaise roulante. Il s’appelait… Il s’appelle Paul Tibbets. C’était un jeune soldat quand il a jeté sa bombe, baptisée «Litte Boy», sur Hiroshima. Il pilotait un B 29. Il avait alors déclaré joyeusement, peu après cela : «Là où se trouvait une ville, il n’y a plus qu’un bouillonnement noir de débris». Paul Tibbets est mort en 2007, à Columbus, dans l’Ohio, à l’âge de 92 ans. Son fantôme ne quitte plus Hiroshima, il est dans chaque pierre, dans le silence et les larmes, il cherche une impossible rédemption dans une ville paisible, qui ne cultive de haine à l’encontre d’aucun homme.

Par Kebir Mustapha Ammi
Le 02/06/2019 à 11h02