Tu seras ci ou ça mon fils, et pas autrement

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ChroniqueUn artiste même génial ça vit mal, et un homme de lettres finit par devenir homme de litres. Alors qu’un médecin même moyen ça représente tellement de garanties. Et ça rehausse le prestige de toute la famille…

Le 04/08/2018 à 17h00

Tous les enfants de la classe moyenne ont connu cela. Leur rêve était de devenir médecin ou ingénieur. Ce n’était pas exactement leur rêve mais celui de leurs parents.

Même à l’école primaire, quand le maitre demandait: «Et toi mon petit, que veux-tu devenir plus tard?», il fallait répondre médecin ou ingénieur. Parce qu’il n’y avait pas beaucoup de place pour d’autres rêves. Les plus originaux répondaient pilote ou diplomate, récoltant rires et étonnement.

Pourquoi ce rêve et pourquoi pas un autre? La réponse est simple: le médecin soigne et l’ingénieur construit. Le médecin a accès au corps de l’individu et l’ingénieur s’empare du corps de la ville.

Et tout cela est fascinant. Au-delà de la promotion sociale et du retour sur investissement.

La classe moyenne était ainsi faite. Elle rêvait d’ascenseur social pour ses enfants et avait peur, très peur d’être aspirée par le bas. Alors elle ne rêvait pas de lettres mais de sciences. Parce que les lettres c’est du blabla et les sciences c’est du concret.

Des enseignants et des gens très instruits pensaient comme ça: un artiste même génial ça vit mal, et un homme de lettres finit, pour reprendre le regretté Said Seddiki, par devenir homme de litres. Alors qu’un médecin même moyen ça représente tellement de garanties. Et ça rehausse le prestige de toute la famille…

Ce n’est pas un cliché mais une réalité. Nous avons tous connu cela et grandi avec cela. Avec cette idée fixe, cette obsession.

C’est le propre de tous les pays «en construction». Le Maroc d’aujourd’hui comme celui d’hier est un pays en construction. Avec beaucoup de corps à soigner et de villes à construire.

En Europe aussi, ils ont connu cela, dans le passé, quand leurs pays étaient encore en construction. Mais ils ont évolué…

Quand on se penche sur l’échec scolaire, et même sur le chômage des diplômés, on oublie ce paramètre. La qualité de l’enseignement est bien sûr un coupable idéal, tout désigné. Mais il n’est pas le seul.

Le premier responsable de l’échec scolaire, ce n’est pas l’école mais la famille, les parents, la petite communauté qui formate l’enfant et finit par lui voler ses rêves. Si tu es notre fils, tu seras médecin ou ingénieur. Ou ci et ça. Et pas autrement.

Et n’oublie pas que c’est pour ton bien…

Cette pression sociale et familiale fait des ravages. Elle continue. Même si elle a évolué. Le médecin et l’ingénieur ne font plus rêver tout le monde. Parce que le chômage et parce que d’autres obsessions ont vu le jour. Comme celle de placer ses enfants coûte que coûte, et parfois contre toute logique, dans une grande école. Ou une école aussi prestigieuse que celle du cousin ou du fils du voisin.

Sinon c’est la honte.

Les enfants qui sont qualifiés, et dont le rêve est de rejoindre ces écoles, vont toujours s’en sortir. Mais les autres…

L’amour des parents, leur peur, leur surenchère, leur tendance à surprotéger les enfants, à décider continuellement à leur place, tout cela peut faire mal. C’est une arme coupante, à double tranchant.

J’ai connu un enfant surdoué qui aimait tout et brillait en tout sauf en math. Le bac en poche, sa famille s’est «battue» et littéralement ruinée pour le placer dans une grande école… de math. En bon enfant, il a obéi et fini par se persuader que c’était cela son rêve, sa vocation. Mais il a échoué partout, après avoir tout essayé. Cela lui a coûté plusieurs années de sa vie…

Aujourd’hui, le petit génie brille dans un centre d’appels où il est intérimaire. Inutile de vous dire qu’il s’en veut à lui-même et à la terre entière.

Par Karim Boukhari
Le 04/08/2018 à 17h00