Notre histoire n’existe dans aucun manuel scolaire

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ChroniqueContrairement à ce que l’on pourrait croire, c’est raconter qui est le plus dur. Et l’histoire du Maroc a été beaucoup plus expliquée et analysée que racontée par le menu détail, loin de toute idéologie, dans ses aspects les plus complexes, les moins glorieux.

Le 15/12/2018 à 16h58

Pour ceux qui le connaissent, Mohamed Bensaid Aït Idder est un héros. C’est le dernier des justes. Résistant, opposant, homme intègre au parcours extraordinaire, il s’apprête enfin à publier ses mémoires. A 93 ans, il était temps!

Cela s’appelle «Ainsi parla Mohamed Bensaid» («Hakada takallama Mohamed Bensaid»). C’est un voyage dans l’histoire du XXe siècle, notre XXe siècle, du protectorat à la lutte pour la libération, et du Sahara à l’Algérie, en passant par les années d’exil, les complots, les querelles entre opposants, les petites trahisons entre amis, la répression, etc.

Le livre convoque des personnages au destin tragique comme Ben Barka et d’autres. Il les fait vivre et fait d’eux des êtres humains, avec leurs travers aussi, loin du mythe et du halo de lumière qui les a entourés depuis leur disparition.

C’est de la petite histoire, comme des petits cours d’eau, qui vont plonger dans la grande histoire. Les Marocains, les jeunes surtout, doivent lire cette histoire, ces histoires. Parce qu’elle n’existe dans aucun manuel scolaire.

Il y a pourtant un léger problème. En refermant le livre, le lecteur averti restera sur sa faim. Il voudra en savoir plus, aller plus loin, rentrer dans certains détails…

C’est dommage parce que le gros livre de Bensaïd n’est que le premier tome de ses mémoires. Quand est-ce que paraitront les autres? Aura-t-il le temps?

Il ne faut pas bouder son plaisir pour autant. Cette histoire et ces histoires méritent d’êtres partagées. Même si elles restent bloquées au premier tome. Un petit tome vaudra toujours mieux que rien du tout. Donc positivons, positivons.

Bensaid rejoint ainsi d’autres figures historiques qui ont pris la plume pour raconter. Youssoufi et Radi l’ont fait il y a quelques mois. D’autres l’ont fait avant eux. Beaucoup, en revanche, ne l’ont pas fait et ne le feront jamais.

C’est un exercice nouveau et assez inédit pour les Marocains. Raconter sa vie, quand on est connu et qu’on a contribué à l’histoire de son pays, n’est pas simple. C’est comme ouvrir un nid de guêpes longtemps en sommeil. Il faut se tenir à bonne distance avant de le faire. Sinon gare aux dégâts…

Parce qu’il y a raconter, c'est-à-dire rapporter des faits, décrire des situations. Et il y a expliquer, c'est-à-dire analyser, théoriser, prendre de la hauteur.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, c’est raconter qui est le plus dur. Et l’histoire du Maroc a été beaucoup plus expliquée et analysée que racontée par le menu détail, loin de toute idéologie, dans ses aspects les plus complexes, les moins glorieux.

Raconter, c’est se mettre à nu, se dévoiler, prendre le risque de se tromper. C’est une position fragile et pas confortable du tout. Raconter, c’est descendre de son piédestal et se faire petit. C’est une leçon d’humilité.

Parce que la mémoire peut flancher. Raconter fait de vous un témoin et le témoin peut être confronté et confondu. Il peut mentir aussi, maquiller des faits, en cacher d’autres.

Il y aura toujours d’autres témoins et d’autres vérités. Il y aura toujours des gens qui diront: «non, cela ne s’est pas passé comme ça!». Tant mieux. Parce qu’il y aura débat. Et parce que la contradiction est nécessaire pour rendre à l’histoire toute sa complexité.

C’est ce qui fait la force de cette littérature (appelons-là, pour simplifier, «l’histoire par ceux qui la font») apparue dans la suite de la littérature dite carcérale, qui décrivait les années de plomb, et qui a fleuri avec l’avènement du nouveau règne.

Mais il faut que ces témoins et acteurs de notre histoire aillent à leur tour vers ce nid de guêpes. Il faut qu’ils soient nombreux à le faire, que cela devienne naturel chez eux. Il faut qu’ils se dépêchent surtout. Parce qu’ils ne sont plus très jeunes et parce que la mémoire est comme un disque dur qui peut s’enrayer ou s’effacer avec le temps.

Tant pis s’ils se font piquer par des guêpes en colère, ce n’est pas si grave. Ils en ont vu d’autres!

Par Karim Boukhari
Le 15/12/2018 à 16h58