Casablanca ou Le Caire, c’est le même bordel!

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ChroniqueTarik Saleh a filmé le Caire à Casablanca. Et il l’a fait mieux que les nombreux cinéastes marocains qui ont essayé de saisir la vérité de la ville blanche. Pourquoi lui et pourquoi pas eux?

Le 02/12/2017 à 17h59

Nous sommes au Caire, au tout début du «Printemps arabe», janvier 2011. Une chanteuse à succès a été assassinée. Nous avons un suspect, qui est un haut personnage de l’establishment.

Nous avons aussi un témoin, une femme de chambre soudanaise, à moitié clandestine. Et nous avons un inspecteur de police, notre Philip Marlowe égyptien, qui mène vaguement l’enquête. Et qui se noie littéralement au milieu de son enquête, et du vent de révolte qui monte de la rue…

«Le Caire confidentiel» est un film épatant. Un film arabe épatant. Le cinéma arabe ne nous avait guère habitués à ce genre d’exercice, mêlant le polar, le film d’atmosphère (la photo et la bande-son du film sont géniales), avec un propos politique frisant l’impertinence. C’est méchant et c’est superbe.

C’est aussi la première fois qu’un film arabe exploite réellement le contexte des révoltes du printemps arabe, qui sert ici de toile de fond et qui coule comme une larve chaude, et finalement attendue, une suite logique des choses.

La fin du film de Tarik Saleh a d’ailleurs quelque chose d’eschatologique. Ce déferlement des masses humaines, cet ouragan populaire, ce rouleau compresseur, tout cela ressemble à un coup de grâce final, une punition divine rendue nécessaire par la corruption et le chaos qui règnent dans toutes les strates de société et de la rue arabes…

De mémoire de cinéphile, il faut peut-être remonter au cinéma de Youssef Chahine («Le Moineau», notamment) pour retrouver la trace d’un tel mariage entre la fiction la plus folle et l’actualité politique et sociale la plus brûlante. Depuis Chahine, et en dehors du cas à part du cinéma palestinien, peut-être aussi le cinéma algérien des années 1970 – 80 (Lakhdar Hamina et Merzak Allouach des débuts), le cinéma arabe se complait dans une sorte de paresse intellectuelle. C’est un cinéma creux et stérile, qui se perd entre deux tendances: le cinéma d’auteur autiste et nombriliste, qui veut tout dire à la fois mais qui n’arrive à rien dire en particulier, et le cinéma populaire qui nourrit son public comme on engraisse une vache ou un mouton, en leur fourguant n’importe quoi, avant de les pousser aux abattoirs!

Depuis quelque temps, nous avons aussi vu éclore une nouvelle tendance, que je qualifierai de «touristique». Où l’on a affaire à des thèmes dits de société (comme la situation de la femme, l’extrémisme religieux, l’émigration clandestine, la détention politique) traités à distance et emballés dans du cellophane, de manière à «plaire sans déplaire». Du politiquement correct, quoi.

«Le Caire confidentiel» échappe à tout cela. C’est un film vicieux, plein de bruits et presque d’odeurs, dont l’atmosphère poisseuse reste l’atout numéro un. En plus du jeu du personnage central, ce flic borderline joué par un excellent Fares Fares.

Et je garde le meilleur pour la fin. Le meilleur, le plus ahurissant, c’est que la majorité des extérieurs du Caire ont été tournés…à Casablanca. Eh oui! C’est dans la grande ville blanche que le cinéaste égyptien a reconstitué les faubourgs du Caire, sa folie urbaine, sa faune nocturne, ses mille et une combines, sa luxure aussi et ses mirages.

Et ça marche! Casablanca ou le Caire, c’est le même bordel!

Peut-être involontairement, le film nous dit que la rue arabe est partout la même. Même jeunesse désoeuvrée, même establishment pourri jusqu’à l’os, désordre et corruption à tous les étages. En attendant, bien sûr, le déluge salvateur!

Avec Casablanca, Le Caire et les grandes cités arabes, nous sommes plus proches du modèle de Cacutta que de la grande cité moderne, avec partout des pauvres et des laissés pour compte, tellement d’ailleurs qu’on n’arrive plus à les compter…

Il y a quelques années, Nabil Ayouch avait filmé Le Caire à Casablanca, pour les besoins de «Whatever Lola wants». Tarik Saleh a fait l’inverse: il a filmé le Caire à Casablanca. Et il l’a fait mieux que les nombreux cinéastes marocains qui ont essayé de saisir la vérité de la ville blanche. Pourquoi lui et pourquoi pas eux? Peut-être parce que lui, contrairement à eux, avait réellement un propos, un regard, quelque chose à dire. 

Bref, allez voir ce beau film qui sort enfin au Maroc: sans communication et sans soutien, mais c’est là une autre histoire.

Par Karim Boukhari
Le 02/12/2017 à 17h59