A livre ouvert!

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ChroniquePour assurer pérennité, évolution et diffusion aux émissions littéraires, pourquoi ne pas rêver, en prime time, d'un parrainage par des entreprises citoyennes publiques ou privées, des fondations ou des mécènes culturels?

Le 19/01/2018 à 12h04

«On a pu croire, un temps, que l'écrit serait supplanté par l'audiovisuel. C'était la grande époque des prophéties de Mc Luhan. Pour celui-ci et pour Ivan Illich, l'audiovisuel allait permettre de se passer de la médiation de l'écrit et même de l'école. Il n'en a rien été.» C’est l’une des conclusions d’un rapport adressé aux pouvoirs publics en France, il y a quelques années, sur les interactions entre le livre et la télévision.

En fait, en France, pays féru de littérature, le livre s’est pratiquement imposé à la création de la télévision. La première émission littéraire, «Lectures pour tous» (1953-1968), posa l'entretien avec l'auteur comme la norme de présentation du livre à la télévision. «Apostrophes» (1975 -1990), animée par Bernard Pivot, est encore aujourd'hui la référence.

Depuis, les émissions consacrées au livre se sont succédées: «En toutes lettres», «Bibliothèque de poche», «Le club des poètes», «Italiques», «Ouvrez les guillemets», «Post Scriptum», «C'est à lire», etc. L'abondance de ces émissions est un phénomène typiquement français, inconnu dans les grands pays européens ou aux Etats-Unis.

Qu’en est-il au Maroc? Les deux télévisions publiques généralistes comptent chacune deux émissions consacrées aux livres: «Macharif» et «Sada Al Ibdaâ» sur Al Aoula, «Annakid» et «Ktab Kritou» sur 2M.

«Ktab Kritou» est un programme de deux à trois minutes dans lequel un inconnu parle d’un livre qu’il a lu. Le concept de cette émission a besoin d’être amélioré pour espérer retenir l’attention. Quant à «Annakid», c’est une émission de 12 à 15 minutes, diffusée chaque mardi après minuit. Mais l’attitude guindée de l’animateur conjuguée à l’heure tardive de diffusion font plutôt office de puissant somnifère.

Les deux émissions consacrées au livre et à la culture sur Al Aoula ont, elles, des qualités indéniables. Elles ne sont pas le fruit d’une génération spontanée mais le résultat d’un cumul d’expériences. En effet, se sont succédées sur cette télévision publique trois émissions: «Akwass» (de 2000 à 2003) animée par l’homme de lettres Mohamed El Herradi, «Woujouh wa Kadaya» (de septembre 2004 à janvier 2006) de la journaliste Badia Radi et «Madarat» (de juillet 2003 à avril 2006) animée par le professeur Mohamed Noureddine Affaya.

«Macharif», qui a pris le relais de «Madarat», est animée, depuis sa création en avril 2006, par le dynamique Yassine Adnane. Elle en est déjà à sa 12e saison. Une telle longévité est due à la bonne mise en œuvre du concept d’émission normalisé et scénarisé par «Apostrophes». C’est-à-dire un débat d’idées dans le cadre d’un entretien avec un auteur autour d’un livre qu’il vient de publier ou de son œuvre. Sans parler du talent manifeste de Yassine Adnane et du travail fourni en amont. «Personnellement, affirme-t-il, je ne pose de questions à mes invités qu’après lecture du livre concerné et son assimilation. De plus, une question bien formulée, c’est déjà la moitié de la réponse. Enfin, mes questions servent également à orienter la discussion avec l’invité». La rigueur finit toujours par payer.

L’auteur de «Hot Maroc» (roman publié en 2016), et de plusieurs recueils de poésie, a reçu à «Macharif» de grandes figures emblématiques marocaines et arabes de la littérature, de la poésie et des sciences sociales et humaines représentant différentes expériences et sensibilités culturelles. Les jeunes talents y sont accueillis avec le même respect et sur le même pied d’égalité.

Pour faire évoluer le concept de l’émission, Yassine Adnane avait proposé d’y inclure des reportages et des portraits, de recevoir plusieurs invités au lieu d’un seul et de passer à 52 minutes au lieu de 26. Ces propositions n’ont malheureusement pas été retenues par la direction d'Al Aoula.

Il faut néanmoins rendre à César ce qui lui appartient. La première chaîne, très souvent critiquée, vilipendée, voire moquée, est le seul média audiovisuel national qui offre à ses téléspectateurs deux émissions culturelles de qualité et diffusées à des horaires relativement acceptables: le mercredi à 22 h 15 pour «Macharif» et le dimanche à 19 h 30 pour «Sada Al Ibdaâ». Alors une fois n'est pas coutume: chapeau bas à cette télévision publique.

L’autre émission culturelle et partiellement consacrée au livre est «Sada Al Ibdaâ». C’est un talkshow culturel, dirigé par Abdelhak Najib, critique d’art (auteur d’une anthologie de la peinture marocaine: «Ce que m’ont dit les peintres») et rédacteur en chef de «VH», et animé par Mohamed Chouika (critique d’art et de cinéma) et Meryem Khalil. L’émission comprend trois rubriques: présentation d’un livre par son auteur, invitation d'un artiste et une séquence consacrée aux nouvelles parutions.

Cette émission, qui n’en est qu’à sa quatrième saison (elle a démarré en mars 2014), reçoit des acteurs d’expressions culturelles très variées. Mais ce sont les représentants des plus dynamiques d’entre elles qui sont le plus souvent invités: les arts plastiques, la chanson, le cinéma, le théâtre et la littérature.

Ces deux émissions sont animées par des contractuels extérieurs à la chaîne et produites en interne et avec les moyens propres de la SNRT (héritière de la RTM). Pour leur assurer pérennité, évolution de leur concept et diffusion, en prime time, la seule voie de salut serait le sponsoring par des entreprises citoyennes publiques ou privées, des fondations et/ou des mécènes culturels.

Quant aux éditeurs, qui sont les premiers concernés par ces émissions, ils semblent indifférents à leur sort. Ils donnent l’impression qu'à partir du moment où ils reçoivent les subventions du ministère de la Culture, de l’Institut français ou des fondations, ils peuvent se passer de ces émissions, et pourquoi pas des lecteurs eux-mêmes!

Quant aux libraires, même s’il n’y a pas encore de corrélation avérée entre les bonnes ventes et le passage des livres concernés dans ces émissions, ils n’entrent que très rarement en interaction avec elles en mettant les livres qui y sont présentés bien en vue dans leurs devantures. Mais il y a un début à tout. Pourquoi pas essayer?

Yassine Adnane termine toujours «Macharif» par ce vœu: «Que le plaisir de la lecture vous accompagne pour toujours et que l’amitié du livre ne vous fasse jamais défaut». Nous reprenons ce vœu et le formulons avec plaisir pour nos lecteurs.

Par Chafik Laâbi
Le 19/01/2018 à 12h04