Tribune. La prévention du suicide au Maroc

Il n’y a pas de registre national des suicides au Maroc, et donc pas de statistiques précises sur ces cas de décès. 

Il n’y a pas de registre national des suicides au Maroc, et donc pas de statistiques précises sur ces cas de décès.  . Hadron137

Prévenir un suicide est possible par le traitement précoce de la dépression et par l’accompagnement des usagers de drogues.

Le 03/10/2021 à 08h59

Quels sont les signes avant-coureurs qui peuvent alerter qu'une personne va faire une tentative de suicide? Quelles sont les méthodes auxquelles ont recours les Marocains pour se suicider? Qui se suicide au Maroc: tranches d'âge, est-ce qu’il s’agit plus de femmes que d'hommes, situation familiale (arié(e)s, divorcé(e)s veuf ou veuve, célibataire)… Quelle est leur situation sociale, leur classe sociale? Peut-on prévenir la tentative de suicide? Quelles sont les réactions des familles devant une tentative de suicide et devant un suicide accompli?

Il y a les suicides programmés et les suicides intempestifs et brutaux. Les drogues et l’alcool désinhibent et favorisent le passage à l’acte. La prévention du suicide est possible, par le traitement précoce de la dépression et de la schizophrénie. La dynamique de prévention du suicide passe également par le contrôle de l’usage des drogues et par un accompagnement précoce des crises de l’adolescence.

Voici quelques éléments de réponses avec le Pr Jallal Taoufiq, directeur du centre universitaire psychiatrique Arrazi, du CHU de Rabat-Salé.

Tout d'abord, il faut savoir qu'il y a plusieurs types de suicides. Il y des suicides qui se préparent très très lentement, dans le cadre généralement d'épisodes dépressifs majeurs ou de troubles dépressifs récurrents.

Une lamentation permanente et une sorte de culpabilitéIl faut par conséquent faire attention aux velléités de suicide exprimés. Parfois, on verbalise: «je veux mourir», «je n’attends plus que la mort» , «la mort va me soulager». «J’espère mourir». «Je n'attends que de mourir».

Ceux et celles qui s’expriment de cette façon sont généralement des patients qui ont beaucoup d’autres symptômes dépressifs. Ces malades sont souvent dans l’isolement, dans le retrait, dans une sorte de lamentation permanente ou d’une grosse culpabilité, indique le Pr Jallal Taoufiq.

Ce qui précède constitue des signes majeurs, qui doivent alerter. Ce sont des gens qui parlent du suicide. Ils sont souvent sur des sites web sur le suicide. Ces gens cherchent et vérifient les moyens de se suicider. C’est la forme pernicieuse, insidieuse, très progressive et très lente du suicide.

Pour ces gens, il faut être très attentifs, surtout s’il y a des antécédents de suicide(s) dans la famille ou tout simplement des antécédents dépressifs personnels.

Un autre facteur de risque qui expose au suicide, ce sont des personnes qui ont des troubles bipolaires ou s'il s’agit d’usagers de drogues et d’alcool.

Ces produits peuvent désinhiber la personne, qui sous l’effet de l’alcool, altérant de la sorte son jugement, elle passe alors à l’acte suicidaire. De même, les gens qui ont des facteurs de stress extrêmement importants, qui sont dépressifs, et qui ont déjà fait des tentatives de suicide.

L’autre type de suicide, ce sont les suicides intempestifs et brutaux. Il y a plusieurs cas de figures. Le premier concerne des personnes sous l’effet d’une intoxication importante et qui sont suicidaires, et qui passent à l’acte de façon imprévisible.

La deuxième situation est liée aux hallucinations de commande: ceci concerne des malades qui vivent ou sont en train de développer une schizophrénie méconnue et qui ont des hallucinations dites "de commande" et qui passent à l’acte. Ils vont se jeter sous un train dans une voie ferrée, ou d’une certaine hauteur.

Par ailleurs, il peut s’agir de personnes qui ont subi un traumatisme extrêmement insupportable et qui peuvent passer à l’acte sans préavis et sans aucun signe avant-coureur. Ce sont là les situations les plus fréquentes de suicide, au Maroc et ailleurs.

Pour les méthodes utilisées dans le suicide, le Pr Taoufiq Jallal regrette le fait que le suicide est extrêmement très peu notifié et très peu archivé. Il n’y a pas de registre national des suicides au Maroc.

Par conséquent, il n’a pas de statistiques précises. Certains travaux de thèses rapportent que les personnes décédées suite à un suicide ont recours aux raticides (de la mort-aux-rats), aux pesticides, aux insecticides et à l’eau de Javel.

Ces derniers temps on voit beaucoup de tentatives de suicide ou des suicides accomplis, en recourant à une ingestion d’une grande quantité de médicaments.

On voit également les suicides par une balle d'un fusil de chasse. C’est un phénomène nouveau, qu’on commence à voir de plus en plus au Maroc. Mais une grande question scientifique s’impose: est-ce que c’est uniquement la visibilité qui est importante grâce aux réseaux sociaux, ou est-ce là un moyen de suicide de plus en plus utilisé?

Aujourd’hui, scientifiquement, on ne peut rien conclure, faute d’études épidémiologiques recourant à des méthodes scientifiques rigoureuses.

Des suicides qui "ne ratent pas"Dans tous les cas, selon l’expérience professionnelle du Pr Taoufiq, les moyens les plus utilisés sont la prise de médicaments, la prise de toxiques (poisons chimiques) qui se vendent dans les drogueries, ainsi que l’eau de Javel et le fait de se jeter sous un train.

Les suicides accomplis concernent les adultes, qui ont mûri, réfléchi et bien préparé leur acte, c’est ce qu’on qualifie de suicides "qui ne ratent pas". Ce sont des adultes en situation de trouble dépressif majeur ou en situation de dépression mélancolique.

Cela concerne également les troubles bipolaires connus ou méconnus, traités et non traités. Et puis, il y a les schizophrènes qui se tuent soit par dépression surajoutée, soit à travers des hallucinations de commande, qui leur donnent la commande de se suicider.

Autre forme de suicide qui entre dans le cadre d’une dynamique de paranoïa ou état paranoïde: le malade se dit: "il vaut mieux que je me tue avant que les autres ne me tuent". Il y a également des tentatives de suicide dans la tranche d'âge des jeunes, et tout particulièrement les adolescents.

Il n’y a pas de classe sociale particulière qui est concernée par le suicide. Et le Pr Jallal Taoufiq regrette qu'il n'y ait pas d'étude nationale scientifique sérieuse qui livrerait des données spécifiques sur le suicide au Maroc. 

Le Pr Jallal Taoufiq insiste sur certains facteurs sociaux et environnementaux. Plus on vit isolé, plus le risque de suicide est élevé. Moins on a de soutien social et socio-familial, et plus on est dans des situations de précarité sociale ou économique, plus le risque de suicide est élevé. Par ailleurs, la proximité des médicaments à la maison ou la disponibilité d’un fusil de chasse sous la main, facilitent le passage à l’acte suicidaire.

Pour ce psychiatre aguerri, d’une longue expérience professionnelle, oui, il est possible de prévenir les suicides. En premier lieu, un traitement précoce de la dépression, l’intervention rapide dans la schizophrénie et surtout dans le traitement approprié des troubles bipolaires. C’est là où réside toute une dynamique de prévention du suicide. Cela passe également par une dynamique de prévention de l’usage des drogues ou par un accompagnement précoce des crises de l’adolescence, ce qui relève également de la responsabilité de la santé scolaire.

Tout ce qui consiste en une intervention précoce dans les troubles de l’adolescent ou du sujet adulte, une dynamique d’intervention précoce et de traitement appropriés, sont là des éléments qui constituent la charpente d’une dynamique de prévention du suicide.

Le Pr Jallal Taoufiq tient par ailleurs à attirer l’attention sur les personnes âgées (nos seniors), dont le suicide est un phénomène constaté à travers le monde, et qui ira en s’accentuant sous nos cieux, étant donné le vieillissement de la population marocaine.

De par des considérations culturelles, particulièrement dans le monde rural, on veut taire un suicide et il est souvent maquillé en mort naturelle et par conséquent non déclaré en tant que suicide.

Exemple le plus caricatural et le plus dramatique: une personne est trouvée morte dans un puits avec un couvercle. On dit qu’il est tombé accidentellement et on parle de mort naturelle. Alors qu’il y a vraiment eu préméditation.

Cela peut être aussi le conducteur d'une voiture trouvée dans un ravin, alors qu’il n’y a aucune trace de freinage... 

Ou encore des personnes qui décèdent par une prise combinée de médicaments et d’alcool: la famille fait disparaître ces produits avant l’arrivée du médecin ou des autorités, tout cela, pour ne pas laisser présager d’un suicide.

Des tabous et l'interdit de la religionDe par la religion, dans les familles marocaines, il y a beaucoup de tabous. La famille éprouve de la honte et beaucoup de culpabilité par rapport au suicide d’un de leurs proches. Il y a donc souvent des tentatives de maquillage du suicide pour des considérations religieuses et culturelles.

On constate également d’autres réactions familiales, tel un déni. La famille ne veut pas reconnaître le suicide. Il y a également un autre phénomène, c’est le rejet des torts sur la personne qui s'est suicidée, car sa famille considère que c’est là un acte contraire à la foi et à la religion, et qu’il n’avait pas le droit de s’auto-ôter la vie.

Il faut avoir à l’esprit, insiste le Pr Jallal Taoufiq, qu'il n'y a plus ni notion de jugement ni de discernement dans l'esprit de la personne qui se suicide. Elle est à bout et ne peut plus faire fonctionner sa raison.

La foi, la raison et la religion sont complètement annihilés. La personne se trouve dans une souffrance tellement importante, que la seule solution qui lui apparaît, son "salut" se trouve dans le suicide.

Malheureusement à aujourd’hui, les gens ne comprennent pas que la dépression sévère et la schizophrénie peuvent conduire au suicide. On continue à accabler une personne qui s'est suicidée ou qui est suicidaire, en considérant que c’est là un acte plutôt déviant, antinomique avec notre culture. Alors que l’addiction à la drogue, par exemple, qui peut conduire au suicide, est un état maladif, auquel il faut appliquer les traitements appropriés.

Quelle stratégie nationale de prévention du suicide (2022-2030) au Maroc?Au Maroc, la stigmatisation liée aux maladies mentales et aux comportements suicidaires, ainsi que l’accessibilité aux moyens de suicides font de ce fléau une priorité de santé publique et démontrent la nécessité d’élaborer et de mettre en place une stratégie nationale de prévention du suicide.

A ce titre, en 2018, une analyse de la situation actuelle des comportements suicidaires au Maroc est réalisée, avec l’appui technique de l’OMS, et un draft d’une stratégie nationale de prévention du suicide 2022-2030 a été élaboré en 2021.

Dans ce contexte, le ministère de la Santé, par le truchement de la Direction de l’Epidémiologie et de la lutte contre les maladies (DELM), avec l’appui de l’OMS, ont organisé, le 23 septembre 2021, un atelier de validation de la stratégie nationale de prévention de suicide 2022-2030.

Cet atelier, qui a été organisé à distance via une plateforme numérique, avait associé les principaux acteurs institutionnels et non institutionnels, concernés par le phénomène des comportements suicidaires.

Les personnes ayant validé la stratégie nationale de prévention du suicide appartiennent aux départements de la Santé, au Centre Anti-poison et de Pharmacovigilance avec ceux des départements ministériels de l’Intérieur, de l’Agriculture, de la Justice, de l’Education ainsi que des Affaires Islamiques.

Sont également concernés par cette stratégie, la Haute autorité de la communication audiovisuelle (HACA), la représentation au Maroc de l’organisation mondiale de la santé (OMS), les associations des usagers de la psychiatrie (familles de malades), associations professionnelles et représentants de la psychiatrie du secteur libéral au Maroc. 

*Le Dr Anwar Cherkaoui est médecin. Lauréat du cycle supérieur de l'Iscae, il a été, trente années durant, le responsable de la communication médicale du CHU Ibn Sina de Rabat.

Par Anwar Cherkaoui
Le 03/10/2021 à 08h59