Hyam Yared: Des mots coups de poing qui crèvent les silences

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Elle est d’une fragilité d’autant plus percutante que son regard, comme ses mots qui déversent ce monde pris dans ce regard, vous traversent cri, saisissant. Hyam Yared, une poétesse qui vous prend à bras-le-coeur. Une romancière qui vous retourne les sens dans l'éruption des mondes encavés.

Le 08/09/2015 à 13h16

Tu avais attendu que je sois en plein vol pour t’éteindre. Tu ne voulais mourir devant personne. Fleurer les morts, c’était pour toi porter offense à leur mémoire. J’aurais aimé avoir pour moi ton dernier souffle, te sentir partir avec l’amour comme un nœud coulant. L’étranglement ne s’est pas annoncé. Enfin, je te demandais comment meurt-on. J’aurais voulu savoir ce qui nous lâche en premier. L’amour ou le coeur.Hyam Yared, in Sous la tonnelle

Mots filées frémissants, suffocants, d’une silencieuse Pénélope qui tissent les mensonges des temps comme pour leur rendre traces. Les violences et traîtrises des temps. Et cette fragilité d’en devenir d’une force qui vous claque dans l’âme.Elle est, en somme d’une fulgurante force sensible. Celle qui fait les grands poètes, gros de mémoires de mondes, de grondements de terres blessées et de tremblées de chairs niées. Ces poètes qui gravent mouvements de peau sur la page transfigurée résurgences de corps palimpsestes déversant leur silences sur le monde, inondé. La page. Cet étal frémissant de sa propre peau où frémissent, pour citer Aimé Césaire, «des mots de sang frais, des mots qui sont des raz-de-marée et des érésipèles et des paludismes et des laves et des feux de brousse, et des flambées de chair, et des flambées de villes...» A tel point que sa voix se fait étranglée et ses yeux embués lorsqu’elle a à retraverser ces mots-là, ses propres mots, à l’occasion d’une lecture qu’elle ne peut, parfois, mener jusqu’au bout.

Sociologue, présidente de de l’association culturelle «Centre PEN Liban» où vous milite pour la liberté d’expression, la romancière et poétesse libanaise Hyam Yared fait partie de ces écrivains incontournables qui portent haut la littérature, celle dont on ne ressort pas indemnes, qui vous bouscule, vous avale et vous rend, stupéfait et mutique, au monde dépecé de son arrogance et de ses certitudes aussi mensongères qu’assassines. Ses romans sont autant de chefs-d’œuvre, de L'Armoire des ombres, paru aux éditions Sabine Wespieser en 2006, à La Malédiction (2012, éditions de L’Equateur), en passant par Sous la tonnelle (2009, Sabine Wespieser). Et plusieurs prix prestigieux ont récompensé pour son talent cette romancière remarquable qui a reçu le prix France-Liban en 2007, le prix Phénix 2009, le prix Richelieu de la Francophonie 2011 et, dernièrement, en juin, le Jasmin d’argent 2015.

« Vous ne pouvez pas me retirer le retrait du monde »Cette phrase, d’une force insensée, d’une douleur et à la fois une beauté inouïes, pourrait très bien résumer la geste même d’écriture de Hyam Yared, la puissance sous-jacente qui lui donne son impulsion. Cette phrase qui vous empoigne dans toute la nudité de cette femme, vidée, exilée d’elle-même dans une innommable souffrance, sort de la bouche de Hala dans La Malédiction. Hala la silencieuse. Hala consumée par le monde et qui compense ce vide par une boulimie comme pour tromper l’absence, se nourrit, aussi, de la force de Fadia, apparemment forte, libre, émancipée, et anorexique, pourtant. Fadia qui disparaît symboliquement jusqu’à disparaître vraiment de la vie de Hala, plus que jamais silencieuse, désormais, plus que jamais repliée sur elle-même. Jusqu’au jour où on lui enlèvera ses enfants. Et, face au tribunal qui signera l’arrachement ultime, elle aura ces mots-là: «Je me suis retirée du monde en les aimant. Vous ne pouvez pas me retirer le retrait du monde».

Non, nous ne vous raconterons pas les romans de Hyam Yared. Ils sont irracontables. Car l’événement est chez elle dans la langue. Dans la symbolique des situations. Dans les postures de personnages habitées de mémoires et souffrances ineffables. Jusqu’au point de rupture. Jusqu’au franchissement de ce que la romancière appelle "le seuil de l’intolérable". Celui qui libère la parole. La parole d’une écrivaine qui se fait le porte-voix de l’intolérable. Intolérable de mémoires de guerres qui brûlent dans son sang et qu’elle met en scène, avec une infinie finesse, à travers des femmes, dans son roman Sous la tonnelle. Intolérable de la violence faite à ceux que l’Histoire accule à laisser leur ombre au vestiaire. Ceux qui n'ont plus pour eux que le retrait du monde.

Vous ne l’avez pas lue? Voilà bien une lacune à combler de toute urgence! D'autant que son nouveau roman sera bientôt en librairie. Et nous ne manquerons pas de vous en parler.

Par Bouthaina Azami
Le 08/09/2015 à 13h16