Fouad Maazouz, éclats de silence

Fouad Maazouz

"La photographie est une brève complicité entre la prévoyance et le hasard", disait John Stuart Mill.Qui mieux que Fouad Maazouz peut vraiment saisir le sens de ces mots qui résument son art? Ces mots qu’il aime d’ailleurs à citer tant ils traduisent la fulgurance de sa présence au monde.

Le 02/08/2014 à 08h00

La photographie est une brève complicité entre la prévoyance et le hasard John Stuart MILL

Qui mieux que Fouad Maazouz peut vraiment saisir le sens de ces mots qui résument son art ? Ces mots qu’il aime d’ailleurs à citer tant ils traduisent la fulgurance de sa présence au monde.Prévoyance et hasard ; Fouad guette le monde, happe de ses pupilles affamées qui anticipent l’événement dans les plus petites manifestations du monde, les plus imperceptibles bribes de vie qui ne semblent vouloir se révéler qu’à lui, semblent naître d’une brèche du temps frappée à même ses yeux. Des yeux qui créent le hasard, le convoquent. Car le hasard en soi n’existe pas. C’est bien l’artiste qui, le saisissant là où personne ne l’attend ni ne le voit, en imprime les lieux.Prévoyance et hasard, certes. Mais il y a, ensuite et surtout, le regard sensible dont le photographe va investir l’instant volé, l’instant remanié, sublimé, détourné, théâtralisé, l’instant retraduit mémoire, redéployé discours, ineffable et prenante narration dont l’immédiateté liée à l’image ne fait que décupler la force.L’homme embarqué, bousculé par le monde, se fait vraiment artiste dans cet engagement sensible qui fait basculer l’instant dans une temporalité exacerbée. Et l’éclat de vie, transfiguré, rejaillit soudain cri transcendant l’innocence du hasard.

Car, si Fouad Maazouz dit clairement que ses plus belles photographies sont prises dans des moments d’innocence, «de jeu», même, précise-t-il, les œuvres qu’il nous offre aujourd'hui nous livrent une autre définition de l’innocence: innocence non pas, loin de là, d’un rapport ludique au monde, mais celle d’un regard épuré et fougueux, épris d’harmonie et de justice. Non pas l’innocence d’un rire, mais celle d’une larme d’autant plus saisissante qu’elle semble en suspens.

Est-ce pure coïncidence que l’artiste ait ressorti, à un moment où le monde flambe, des images qui reposent depuis 2001, année prégnante, d’ailleurs, dans toutes les mémoires ? Des images fulgurantes. Qui parlent l’oppression. Qui dénoncent l’oppression. Qui hurlent, surtout, la force de l’opprimé, sa colère souterraine, éruptive, colère en gestation...

Des bras crèvent la nuit d’une blanche rugissante volonté. Des mains blafardes agrippées, troublante menace, à des barreaux : celles d’un lion en cage dont l’étreinte des doigts noués à des barres de fer promettent liberté.

La mer qui s’ouvre sourde, sismique colère, sur un crâne exhumé innommables violences : «J’ai voulu rendre hommage, à travers cette photo, à Damien Hirtz», déclare Fouad Maazouz; mais ce crâne émergeant des fureurs de l’océan, s’il peut rappeler peut-être le lien tissé par Hirtz entre la vie et la mort, semble surtout mettre en scène des mémoires d’esclavage. L’image, sublime, met en scène des eaux déchaînées, ouvertes furieuses sur quelque innommable mémoire excavée, révélée dans l’œil d’un cyclone.

La mer revient souvent, d’ailleurs, symbole d’infini, de tout-monde, de pont entre les mondes, symbole d’évasion et de renouveau, symbole de vie et de tous les possibles, mais de possibles avortés, entravés : et sur le rivage, sur les sables bien plus prenants que les eaux, un corps gît oublié, crucifié, que piétine étoilé d’arrogance l’"ordre" insensé d’un monde inacceptable.

Un visage bâillonné de mains tressées qui le harcèlent, empêchent la parole, obstruent le regard.

Et la mer, encore, derrière, étendue vaste sarcasme. A ce propos, Fouad Maazouz cite d’ailleurs cette célèbre phrase de Tarik Ibn Ziad : "Oh, gens! Où est l’échappatoire? La mer est derrière vous et l'ennemi est devant vous, et vous n'avez, par Dieu, que la sincérité et la patience".

En reprenant ces mots à son compte, Fouad Maazouz définit clairement son travail comme un combat. Il reste ainsi, dans la pénombre, au sein de l’impasse, un lieu pour la parole. Et la mise en scène même du silence est ici une cinglante prise de parole dont la force soudain nous prend à bras le corps une fois que l’image, qui s’impose d’abord par sa beauté, la finesse et la pureté du grain et des lignes, la subtilité des gris déclinés, la profondeur des ombres, le jeu sur les blancs et les lumières, la beauté, aussi, des corps, des visages, des mains, figés, statiques, dans l’instant suspendu d’une chorégraphie aussi fascinante que dramatique, a distillé dans nos yeux égarés tous ses secrets pour déferler en nous pris, tout à coup, dans l’ultime secousse d’une foudroyante révélation. Dans le cinglant du regard bien trop grand d’un enfant…

Par Bouthaina Azami
Le 02/08/2014 à 08h00