Les racines marocaines de la cancel culture

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ChroniqueAu Maroc, depuis l’avènement des réseaux sociaux dans une société où la délation devient un sport national dès lors qu’on ne marche pas dans les clous plantés par les garants des bonnes mœurs, la cancel culture se confond avec «halalisation» des standards.

Le 04/09/2022 à 11h00

Importé des Etats-Unis, le phénomène de Cancel culture, consiste à dénoncer publiquement, en particulier sur les réseaux sociaux, une personne en raison de ses actions, de ses paroles, jugées comme étant socialement et/ou moralement offensantes, voire inacceptables.

Avec le mouvement #metoo, la cancel culture a pris davantage d’ampleur dans les années 2018 sur les réseaux sociaux avec la dénonciation salutaire par les victimes de leurs bourreaux, puis a gagné la rue, suite à la mort de Georges Floyd, en aboutissant au déboulonnement de statues de personnages historiques représentant une tranche de l’histoire colonialiste et esclavagiste de certains pays occidentaux.

Mais entre la cancel culture et la chasse aux sorcières, il n’y a qu’un pas et c’est allégrement que nombreux sont ceux qui le franchissent afin de clouer au pilori de la vindicte populaire certaines personnalités ayant dérogé aux règles de la bienséance.

Au Maroc, ce phénomène grossit à vue d’œil depuis l’avènement des réseaux sociaux dans une société où la délation devient un sport national dès lors qu’on ne marche pas dans les clous plantés par les garants des bonnes mœurs et où cancel culture se confond avec «halalisation» des standards. Depuis quelques jours, deux acteurs marocains en font les frais: Sarah Perles et Driss Roukh. Insultés, humiliés, les deux artistes font face à une véritable déferlante qu’il convient de dénoncer et de contrer, pour peu que l’on soit partisan d’une société où l’art et la culture ont toute leur place et se doivent de s’exprimer librement.

Cette polémique qui n’a pas lieu d’être débute à la découverte d’une Sarah Perles, actrice maroco-portugaise, jouant dans la série espagnole El Cid, diffusée sur Amazone Prime, aux côtés de Jaime Lorente, star de Casa Papel. Ce Games of Thrones version ibérique retrace la vie trépidante de Rodrigo de Vivar, un héros de la Reconquista espagnole du XIe siècle, qui en l’occurrence tombe amoureux de Amina (Sarah Perles), jeune femme arabe avec laquelle le héros vit une histoire d’amour. Une passion qui se traduit à l’écran par des scènes de sexe…

Au Maroc, rares sont ceux qui ont vu cette série. Pour preuve, depuis sa première diffusion en 2020, elle était passée inaperçue. Mais deux ans plus tard, alors que l’actrice fait son entrée sur twitter, surgit un montage vidéo compilant les scènes olé-olé de la série, et donnant à voir Sarah Perles et Jaime Lorentis dans leur rôle d’amants. Il n’en fallait pas plus pour taxer la jeune femme d’actrice de films X, de honte à la culture marocaine, d’insulte à toute une nation.

Certains internautes, qui n’ont visiblement rien d’autre à faire de leurs journées, ont décidé d’«enfoncer le clou» et la demoiselle avec, en se penchant sur sa filmographie. Non pas pour s’intéresser à son travail et enrichir leur culture cinématographique mais pour partir en quête d’autres scènes de ce type que l’effrontée aurait pu tourner par le passé. Une manière comme une autre de prouver que la dame est une récidiviste!

Chose faite avec une scène extraite du film marocain Burnout, de Noureddine Lakhmari, sorti en … 2017! Et qu’est ce qu’on y voit? Sarah Perles, dans son rôle de Aïda, interne en médecine, violée par M. Faridi, un politique conservateur campé par Driss Roukh, en guise de représailles pour avoir facilité l’avortement de sa fille. Car c’est en partie de cela dont il est question dans ce film noir qui clôt la trilogie casablancaise de Noureddine Lakhmari. De sujets sociétaux qui font mal, dont on aimerait détourner le regard mais qui illustrent notre quotidien. L’avortement, le travail des enfants, le choc des classes sociales, la prostitution, des sujets qu’on connaît bien, tous autant que nous sommes et que Lakhmari expose dans toute leur cruauté et leur crudité à l’œil– aguerri à bien des violences devenues normalité– des spectateurs.

Mais passons, ce qui a intéressé la toile ces derniers jours, ce n’est pas l’excellence de ce film et de ses acteurs, mais cette scène de viol résumée à une scène de sexe où rassurez-vous, âmes sensibles, aucune nudité ne transparaît. Depuis, Sarah Perles et Driss Roukh sont traités en parias de la toile pour avoir osé jouer l’injouable, suggérer l’indicible, mimer ce qui doit rester de l’ordre du tabou.

Ce qui est intéressant, d’un point de vue sociologique mais aussi psychologique, c’est la réaction provoquée par cette même scène au moment de la sortie du film en salles… des rires. Quelques années plus tard, même constat, avec des commentaires affligeants de bêtise qui témoignent de la gêne dont notre société ne parvient pas à se départir dès lors qu’il est question de sexualité.

Ironie de la chose, Burnout a fait sa sortie alors que siégeait au ministère de la communication, Mohamed El Khalfi, le grand défenseur du concept d’art propre qui a fait tant de tort à la culture au Maroc, et dont le département supervisait le Centre cinématographique marocain… Une fois n’est pas coutume, on ne pourra pas reprocher aux «modernistes aux fantasmes occidentaux» d’avoir autorisé la sortie de ce film.

Au-delà de cette énième polémique, un constat. La cancel culture trouve un terreau fertile au Maroc, pays où on ne lit presque pas, où le cinéma peine à trouver son public et où l’art est encore l’apanage d’une élite. Et quand on ne retient de la littérature que des «quotes» de livres qu’on n’a jamais lus mais qui feront assurément des likes sur les réseaux, ou qu’on ne retient des films qu’on n’a pas vus que des scènes sorties de leur contextes pour mieux asseoir un discours rétrograde, il n’y a plus lieu de s’inquiéter, il y a déjà le feu au lac.

Par Zineb Ibnouzahir
Le 04/09/2022 à 11h00