Féministe affamée

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ChroniqueDans le rôle de l’épouse zen, qui se bonifie avec le temps comme le bon thé, aussi douce qu’une ghriba, intelligemment soumise sans être sacrificielle (on se rassure comme on peut!), nous voilà en train de pousser notre caddie…

Le 10/04/2022 à 16h37

«Qu’est-ce que tu vas nous préparer de bon ce soir ma hbiba diali?» susurre-t-il mi endormi, mi-avachi, à 14 heures, la voix éraillée, peinant à se remettre d’une nuit interminable d’allers-retours frénétiques du canapé au frigo.

Une question rituelle, souvent,– voire toujours– à sens unique. «Eh! Hoooo! C’est Ramadan pour tout le monde, mon gars! Y a pas d’exception de genre! Alors tu soulèves tes 75 kgs (poids pré-ramadan), tu enfiles ton jogging et tes claquettes-chaussettes ou ta gandoura beldia portée une fois par an pour afficher ton jeûne et ta foi, et yallah, direction le supermercado avant d’aller faire connaissance avec la cuisine!»… Ah oui, qu’est-ce qu’on aimerait lui rétorquer ça, comme ça, PAF dans sa face.

Mais on se retient… Allah yn3el chitane, diraient nos aïeules. On ronge son frein, on prend sur nous, on médite, on prie, on se flagelle pour ne pas le taper lui, parce que sa réponse on la connaît, il va encore nous rétorquer que nous au moins, nous avons une semaine de répit avec nos ragnagnas et blablabla. Ce sur quoi, on aura encore plus les boules, parce qu’il le sait très bien à quel point on en bave pendant cette semaine de «répit» entre les crampes abdominales, les nausées, les sautes d’humeur, les envies de meurtre… Et puis, du coup, vu qu’on connaît le scénario de cette scène jouée si souvent par cœur, on va les faire nous-mêmes les courses, juste pour nous éloigner et éviter une scène. «Il est vraiment trop fort!», rage-t-on en poussant notre caddie dans les allées bondées du supermarché.

Dans le rôle de l’épouse zen, qui se bonifie avec le temps comme le bon thé, aussi douce qu’une ghriba, intelligemment soumise sans être sacrificielle (on se rassure comme on peut!), nous voilà en train de pousser notre caddie donc. En pleine réflexion sur l’élaboration d’une notion du féminisme qui nous serait propre, on réfléchit aussi (oui on peut faire faire deux choses en même temps nous autres) à notre programme culinaire du soir qui bien vite se pose sous forme de problème mathématique… A 30 balles le kilo de poivrons, comment préparer une tchekchouka sans y laisser un bras? A 15 dhs le kilo de tomates et face à l’inflation du prix du blé, et donc des vermicelles, à cause de la guerre en Ukraine, doit-on se risquer à préparer une harira ou opter sagement pour un velouté aux courgettes? Si on prend un demi-kilo de chebbakia aux amandes, est-ce que ça vaut le coup de faire des msemens à la farine sans gluten à 90 balles le kilo?

Après les maths, la géopolitique... Entre deux allées et moult questionnements quasi existentiels, on se repasse aussi les dernières actus de la semaine pour faire nos courses en accord avec nos convictions politiques, sans quoi l’équation ne serait pas complète. Avec Pedro Sanchez, tout est rentré dans l’ordre, je vais pouvoir racheter la pâte à pizza B*** qui croustille bien sous la dent. Avec l’Algérie, ça ne s’arrange pas, exit les dattes algériennes vu le degré de seum avec lequel elles ont dû nous être envoyées et bienvenue dans le caddie aux dattes libyennes, cueillies «dans un pays frère» comme on dit maintenant pour trier le bon grain de l’ivraie. Bon, pour les produits français, en attente du résultat des élections… Arrivée à la caisse, on s’en sort avec un caddie presque vide et une note pourtant toujours aussi salée.

La mort dans l’âme, l’estomac dans les talons, on démarre notre voiture et là, horreur et damnation, la petite loupiote orange s’est allumée. Pétrifiées par l’angoisse, on se dirige vers la station essence la plus proche comme on irait à l’échafaud. On consulte le panneau qui affiche les prix du carburant et on pleure, littéralement, nous qui roulons pourtant au gazoil! Mais c’est quoi ce monde? Où va-t-on là? Exaltées par notre état de colère et de faim, on s’en prend alors méchamment au pompiste qui sur le moment prend les traits de notre mec ingrat, flémard et macho surtout quand il a la dalle, du gouvernement qui y est sûrement pour quelque chose comme dirait Zohra la coiffeuse, des Russes et des Ukrainiens à cause de qui on paie tout plus cher… Oui quand ça touche au portefeuille, on perd son humanité et sa clairvoyance.

De retour chez nous, le brushing bousculé d’avoir tant réfléchi, on se fait passer au scanner. «Tu as pris quoi? Tu vas préparer quoi? J’ai super grave la dalle je te préviens!», grogne-t-il avant de se diriger au pas de course vers les sacs de course pour s’assurer que leur contenu correspond à ses fantasmes gastronomiques. «C’est tout? Mais c’est pas suffisant!», meugle-t-il. «Et en plus tu as payé 500 balles pour ça! T’es vraiment une mauvaise gestionnaire, quand je pense que t’as fait HEC Paris!»…

«Sacrifice ou compromis?», débattrait-on échaudées entre copines au moment de l’apéro (post ramadan). That is the question… mais c’est quoi cette question P*** ? Le résultat n’est-il pas le même au final?

Par Zineb Ibnouzahir
Le 10/04/2022 à 16h37