Cannabis: «moi, Abdeslam, cultivateur de kif, voici ce que ça me coûte»

AFP

Abdeslam R. cultive du cannabis dans les montagnes du Rif depuis des décennies. Dans un témoignage pour Le360, il dévoile son vécu, ce que cette activité lui rapporte et, surtout, ce qu’elle lui coûte... En attendant la légalisation.

Le 23/03/2021 à 10h00

Le projet de loi sur l'usage légal du chanvre indien fait débat. Entre politiques, spécialistes et autres, chacun y va de son avis, qu'il soit autorisé, ou non. Mais on entend rarement s’exprimer les premiers concernés, ces dizaines de milliers de familles qui vivent (ou survivent) de la culture du cannabis.

Abdeslam R. a 70 ans. Il cultive du cannabis depuis des décennies, dans la région de Targuist et exploite une vingtaine d’hectares, sur lesquels pousse aussi du blé, de l’orge, des figues, des figues de barbarie et des amandiers.

Mais les 20 hectares sont dispersés entre plusieurs lots et ses autres cultures, hormis celle du cannabis, ne rapportent presque rien. "Nous habitons une zone difficile d’accès et j’aurais bien aimé tirer profit des autres cultures. Sauf que je n’ai pas le choix. Par exemple, il m’est impossible de vendre les figues de barbarie et je ne peux pas brader mes amandes dans les souks de la région", explique ce père de cinq enfants.

La culture bour du cannabis se fait parfois en même temps que d’autres plantations. Les semailles commencent à partir du mois de novembre alors que la moisson est effectuée à partir du mois d’août. Pour les superficies irriguées, les semailles n'ont lieu qu'au mois de juillet ou d'août.

Très chère résine, mais…Et contrairement à ce que l'on pourrait croire, cultiver du cannabis coûte cher. Très cher même. Jugez-en: Abdeslam doit débourser, chaque année, entre 10.000 et 12.500 dirhams en charges d’électricité. "Mais avant, j’ai dû creuser deux puits à 300 et 200 mètres de profondeur pour 150.000 dirhams", affirme-t-il. Pour puiser l’eau, il doit utiliser six pompes et parfois, en période de sécheresse, il se retrouve contraint de ne pas exploiter 5 à 6 hectares.

Pour chaque hectare irrigué, l’agriculteur a besoin chaque année de 4 à 5 rouleaux de tuyaux (600 à 800 dirhams l’unité). "J’ai aussi besoin, chaque année, de 2,5 tonnes d’engrais (700 dirhams par quintal), de 40 cargaisons de fumier (entre 2000 et 3.500 dirhams la cargaison, selon les saisons)", affirme Abdeslam.

«L’écosystème» du cannabisDans la région, la tradition veut qu’on donne de l’emploi d’abord aux "autochtones". Abdeslam ne déroge pas à la règle: il en emploie trois avec un salaire journalier de 120 dirhams, plus le gîte et le couvert.

Pour extraire de la résine de la plante récoltée, l’ouvrier est payé 300 dirhams par jour. A ce prix, il s’acharne sur un tissu blanc (500 dirhams la pièce) contenant des épis de cannabis et couvrant ce qu’on appelle un "tabsil", soit un large ustensile en métal (1.500 dirhams l’unité). "Je me contente de trois ouvriers, parce qu’il faut tout surveiller et éviter les vols de résine", confie Abdeslam.

Pakistana, Kherdala et MarijuanaSelon lui, un quintal de cannabis en épis donne entre 1 et 2.5 kg de résine, selon la qualité. D’ailleurs, c’est le quota qu'il demande à chaque ouvrier de produire, quotidiennement.

En plus du Cannabis sativa L., l’espèce endémique de la région, d’autres espèces de chanvre ont été introduites dans la zone: la "Pakistana", la "Marijuana" et la "Kherdala". "La locale est disponible gratuitement, mais les autres semences coûtent entre 30.000 et 40.000 le quintal", explique le cultivateur. Le cannabis en épis se vend entre 100 et 120 dirhams le kilogramme, alors que la résine vaut 2,50 à 5 dirhams le gramme pour la "première", soit de la résine obtenue après 6 minutes chrono de travail (du battage). Celle extraite par la suite, de moindre qualité, coûte entre 1,50 et 2,50 dirhams.

C’est dire qu'un cultivateur de cannabis ne gagne que des miettes, l’essentiel de la marge étant empoché par les trafiquants. "Certains beznassa poussent le zèle jusqu’à venir vérifier la qualité des plants avant la moisson", explique Abdeslam. Et, selon les us de la région, si un "acheteur" préfère battre les plants chez l’agriculteur, ce dernier est tenu de fournir le couvert à la fois pour son client et pour ses ouvriers. 

Et des tracas en primeAbdeslam reste évasif sur ce que la résine de cannabis lui rapporte, mais dit ne pas être riche. "Cette culture me permet d’assurer l’essentiel, pas plus", affirme-t-il, avant de dévoiler les tracas qu’il vit au jour le jour.

"J’évite d’aller dans les souks de peur d’être arrêté et pendant le confinement, il a été très difficile d’écouler la marchandise", nous raconte-t-il. De la prison, il en a fait 4 mois à cause du cannabis, tout comme il a payé de lourdes amendes.

Il a fini par trouver une solution qui n’en est pas vraiment une. "De temps à autre, je cède mes terres à une tierce personne pour la cultiver et on se partage moitié-moitié les bénéfices de la récolte. Sauf que tous les frais restent à ma charge à l’exception de la main d’oeuvre", conclut Abdeslam, pour lequel le projet de loi en cours d’adoption aura au moins le mérite de mettre un terme à une situation qu’il qualifie de "perpétuelle liberté provisoire".

Par Mohammed Boudarham
Le 23/03/2021 à 10h00