Enquête. Economie numérique: métier, "travailleur du clic"

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Ils identifient des objets dans une photo, transcrivent des conversations, répondent à des sondages en ligne, notent des publicités ... ces "travailleurs du clic", payés à la tâche ou à l'heure, sont les "invisibles" de l'économie numérique et de l'intelligence artificielle.

Le 21/06/2019 à 14h40

Amélie, 42 ans, se connecte une vingtaine d'heures par semaine à la plateforme américaine Lionbridge. "J'ai une totale flexibilité horaire, je peux travailler de chez moi à la campagne et m'occuper de mes enfants, cela m'arrange", témoigne-t-elle.

Elle est rémunérée 15 euros de l'heure par virement bancaire, et n'a aucun contact avec qui que ce soit. "Je suis isolée, je n'ai pas de contrat et je ne sais pas ce que je ferai la semaine suivante, mais ça me convient, j'ai choisi", assure-t-elle.

Auto-entrepreneuse, elle a une couverture sociale minimum et développe d'autres activités, de traduction notamment, mais le micro-travail est sa principale source de revenu.

Ferdinand, étudiant, était content des 420 euros par mois gagnés en se connectant une heure par jour, 7 jours sur 7, à la plateforme australienne Appen pour évaluer des publicités sur Facebook. "Un jour d'avril 2018, j'ai reçu un mail m'annonçant que je ne répondais plus aux critères de l'entreprise. J'ai cherché à savoir pourquoi, je n'ai jamais eu de réponse. Je n'avais pas d'autre revenu. Je n'ai pas touché le chômage".

Julie, 24 ans, a été pendant deux ans la "petite main" de Cortana, l'assistante personnelle virtuelle de Microsoft.

Cortana doit comprendre n'importe quel utilisateur dans une multitude de langues pour pouvoir lui répondre. Derrière cette "voix" virtuelle, des milliers de micro-travailleurs écoutent des conversations audio et corrigent les transcriptions inexactes. Julie était payée 10 dollars de l'heure, pour une moyenne de 10 heures par semaine. Mais le travail s'est tari. "Certaines semaines je n'avais plus que deux heures, sans aucune visibilité", dit-elle.

Dans d'autres missions, elle traitait des données personnelles, "parfois sur des enfants et des adolescents, sans clause de confidentialité, ça me mettait mal à l'aise", raconte-t-elle.

Trois exemples de "travailleurs du clic" comme en utilisent des dizaines de plateformes dans le monde entier. Certaines sont des mastodontes, comme l'américaine Amazon Mechanical Turk créée en 2005 (500.000 personnes l'utilisent pour des tâches de micro-travail) ou la chinoise Witmart (12 millions).

En France, l'étude Diplab (Télécom ParisTech, CNRS et Maison des Sciences de l'Homme Paris Saclay) évalue à 260.000 le nombre de travailleurs du clic à travers les plateformes, dont 15.000 très actifs (au moins une fois par semaine), 50.000 réguliers (une fois par mois) et le reste "occasionnels".

Selon Vili Lehdonvirta, professeur à l'Oxford Internet Institute, "1% de la force de travail européenne passe par ces plateformes".

La croissance est de "25 à 30% par an", relève l'économiste Mariya Aleksynska, qui a travaillé sur le sujet pour le BIT.

En tête des pays gros fournisseurs de travailleurs du clic, l'Inde, les Philippines, le Pakistan, le Bangladesh, suivis des Etats-Unis, de l'Europe de l'Est, de l'Ukraine, de la Pologne.

"C'est un travail qui paye mal, et qui est donc plus intéressant dans les pays à faibles revenus", dit-elle.

"Les femmes sont majoritaires, et sont souvent cantonnées à des tâches faciles, rapides, qui permettent de jongler entre travail et vie familiale" ajoute-t-elle.

Les chercheurs français de Diplab ont étudié la plateforme française Foule Factory: 56% des "fouleurs" sont des femmes, qui cumulent emploi à temps partiel, travail domestique et micro-travail. "On glisse vers une triple journée de travail", constate Marion Coville, de l'Université de Nantes (ouest), qui a collaboré à Diplab.

Un quart de travailleurs de Foule Factory vivent en dessous du seuil de pauvreté, ce qui "interroge sur la protection que pourraient garantir les politiques publiques", estime la chercheuse Paola Tubaro, du CNRS, l'organisme public de recherche français.

En effet, les plateformes opèrent dans "une zone grise, qui n'offre aucune des protections associées dans nos sociétés au travail: assurance maladie, retraite, chômage", observe-t-elle.

Pour la première fois, une journée d'étude sur le micro-travail a été organisée par France Stratégie, une institution rattachée au Premier ministre.

"La grande difficulté pour réguler le micro-travail réside dans sa dispersion géographique et le fait que peu d'individus travaillent à plein temps", observe Vili Lehdonvirta d'Oxford.

Pour les experts réunis lors de ce colloque, seule la négociation sociale peut rééquilibrer la relation "très dissymétrique" entre les travailleurs du clic et la plateforme.

Gilles Babinet, vice-président du Conseil national du numérique ne croit pas aux chartes volontaires, comme en donne la possibilité pour les seules plateformes de coursiers et VTC un amendement voté le 7 juin à l'Assemblée nationale, chambre basse du Parlement français. "C'est du pipeau, il faut introduire une vraie négociation avec les travailleurs des plateformes", estime-t-il.

Si les pouvoirs publics se sont penchés sur le cas des "Uber" et "Deliveroo", le micro-travail reste largement ignoré. Les travailleurs y sont isolés et anonymes, contrairement aux coursiers et VTC, facilement identifiables.

Pourtant, "ce n'est pas un ilot de travail atypique", remarque Patricia Vendramin, professeure à l'Université de Louvain, en Belgique. "Le travail temporaire, qui était aussi exotique il y a trente ans, a fini par être régulé avec une directive européenne".

"On a cette petite musique qui dit que c'est totalement nouveau donc impossible à réguler, mais le travail à la pièce, ça ne date pas d'hier", observe Thiebaut Weber, du syndicat CFDT, qui a travaillé à la Confédération européenne des syndicats sur les nouvelles formes de travail.

"La vraie spécificité c'est l'isolement, le +tout seul chez soi+, qui pose un défi aux syndicats". "Pourquoi pas une convention de l'Organisation internationale du travail, qui fête ses 100 ans", propose-t-il.

Pour l'économiste Mariya Aleksynska, "dans l'idéal, il faudrait une régulation internationale mais on peut déjà commencer au niveau national: très souvent les réglementations nationales servent de phare".

Elle observe que certaines plateformes prélèvent leur commission sur le micro-travail, "pourquoi ne prélèveraient-elles pas des cotisations sociales? Elle peuvent aussi parfaitement mettre en oeuvre un contrat de travail".

"C'est une question de volonté politique, techniquement, il n'y a rien d'impossible", souligne-t-elle.

Le 21/06/2019 à 14h40