Effondrement de la livre turque: quel impact sur le Maroc?

Des clients font la queue dans un bureau de change près de la place Taksim à Istanbul, le 25 octobre 2021.

Des clients font la queue dans un bureau de change près de la place Taksim à Istanbul, le 25 octobre 2021. . Ozan Kose - AFP

Le récent effondrement de la livre turque a des conséquences au-delà des frontières turques. Vu du Maroc, industriels et économistes craignent un coup dur pour la compétitivité. En moins d’un an, la livre turque a perdu environ la moitié de sa valeur face au dirham. Analyse.

Le 04/12/2021 à 12h32

La livre turque poursuit son effondrement atteignant des niveaux historiquement bas, conséquence de la politique monétaire menée par le président Recep Tayyip Erdogan, qui défend la baisse des taux d'intérêt malgré l'inflation galopante et l'hostilité des marchés.

La monnaie turque a perdu plus de 40% de sa valeur face au dollar depuis le début de l'année, et des observateurs redoutent la poursuite de cette chute.

Pourquoi alors cet effondrement?

«Je pense avant tout que c'est un problème structurel. Quand un pays importe plus qu'il exporte, sa monnaie nationale se déprécie au fur et à mesure vis-à-vis des autres monnaies (le prix de la monnaie étant le taux de change). La stabilité et la confiance vis-à-vis des politiques sont aussi au cœur de la crise», explique l’économiste turc Fatih Karanfil, maitre de conferences à l'Universite Paris Nanterre, interrogé par Le360.

La dégringolade de la livre serait aussi le résultat de l’interventionnisme forcené du président turc, Recep Tayyip Erdogan. «Le président Erdogan dirige le pays comme il veut. Les mécanismes de prise de décision sont très dépendants de ce que le président dit ou pense. Les institutions sont fragilisées, y compris la banque centrale», affirme Karanfil.

Quelles conséquences sur le Maroc?

Exprimée en dirhams, la valeur de la monnaie turque a baissé de près de la moitié en moins d’un an. La livre turque s’échangeait hier, vendredi 3 décembre 2021, à 0,67 dirham, son plus bas niveau historique, contre 1,28 dirham le 18 février dernier, son plus haut niveau annuel (le pic historique a été atteint en juillet 2012 lorsque la live turque valait jusqu’à 5 dirhams).

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«Une dépréciation de la monnaie turque se traduit par une amélioration de la compétitivité-coût des produits et services turcs qui, à l’export, vont se vendre moins chers en comparaison avec les biens et services marocains du même genre, toutes choses étant égales par ailleurs», souligne de son côté l’économiste Yasser Tamsamani.

Pour les membres de l’Association marocaine des industries du textile et de l’habillement (Amith), il ne fait aucun doute que la chute de la monnaie turque affecte directement l’industrie marocaine.

«L’effondrement de la livre offre un avantage compétitif aux produits turcs, qui, convertis en dirhams, deviennent moins chers que les produits fabriqués localement, défiant toute concurrence. Ajoutée aux subventions de l’Etat turc, la baisse de la livre ne fait que renforcer cet avantage compétitif», confirme Fatima Zohra Alaoui, DG de l'AMITH.

Selon l'AMITH, la baisse de la livre risque de perturber l’équilibre qui commence à peine à être rétabli entre les produits turcs et marocains, suite à l’entrée en vigueur, en mai 2021, de l’amendement de l’Accord de libre-échange (ALE ) avec la Turquie, lequel a introduit une liste négative de plus de 1.200 produits relevant du secteur du textile-habillement, entre autres. La nouvelle mouture de l'ALE prévoit l’application d’un droit de douane équivalent à 90% du droit commun, soit 36% pour les produits du textile-habillement.

L’augmentation des droits de douane a permis de réduire le gap de compétitivité induit par la concurrence déloyale des produits turcs, et a incité certaines franchises turques à renforcer le sourcing local, fait savoir Fatima Zohra Alaoui Alaoui, en faisant allusion aux deux enseignes LC Waikiki et DeFacto. La baisse de la monnaie turque pourrait freiner cet élan en favorisant la compétitivité-prix des textiliens turcs, craint la DG de l’AMITH.

Même son de cloche chez l’économiste Fatih Karanfil pour qui la baisse de la livre turque est susceptible d’avoir un impact significatif sur la compétitivité des produits turcs à l'étranger, en particulier au Maroc. «La Turquie et le Maroc sont en concurrence dans beaucoup de secteurs (tourisme, agriculture, textile, etc). On peut s’attendre qu'il y aura plus de produits turcs sur les marchés extérieurs, y compris au Maroc. Cela peut aussi créer un effet d'éviction pour les exportations marocaines étant donné que les produits exportés par le Maroc sont assez similaires aux produits d'export turcs», soutient l’économiste.

Karanfil rappelle à ce titre que face aux critiques, le président Erdogan met toujours en avant cet aspect «compétitivité» en essayant d'assurer les citoyens qu'à terme, les exportations vont augmenter et, in fine, vont apporter la croissance économique.

Une aubaine pour le tourisme turc

Destination touristique très prisée par les Marocains, la Turquie pourrait aussi pleinement profiter de la baisse de sa monnaie pour attirer encore plus de visiteurs et renforcer son attractivité. «Les prix (en euro ou en dollar) ont baissé énormément. Avec la chute de la livre turque, le Smic devient environ 200 euros net, un niveau inférieur au Smic au Maroc, et même en Chine. Cela peut créer un avantage comparatif dans les secteurs intensifs en travail comme le tourisme», estime Karanfil, tout en précisant que la pandémie du Covid-19 peut limiter les gains potentiels dans ce secteur.

Inversement, la Turquie pourrait perdre de son attractivité auprès des talents et des hauts cadres du fait de la chute de sa monnaie. «Un professeur des universités touche même pas un salaire de 900 euros. Dans ces conditions, il y aura plus de fuites de cerveaux (qui avait bel et bien commencé il y a longtemps à cause des problèmes politiques). Le capital humain dans le pays va se dégrader», prédit Karanfil.

La chute de la livre turque n’est pas sans lien avec les choix de politique monétaire de la Turquie qui a opté pour un régime de change flexible depuis la crise économique en 2001. «Le FMI avait insisté à cette époque sur l'indépendance de la banque centrale et sur la flexibilité du taux de change. Malheureusement, la banque centrale n'est plus indépendante. Erdogan demande de baisser les taux d'intérêt et la banque centrale le suit», déplore l’économiste Karanfil.

Et d’ajouter: «On sait que la banque centrale est intervenue à plusieurs reprises dans le passé pour éviter une volatilité trop élevée des taux de change. Mais pour pouvoir intervenir, il faut avoir suffisamment de réserves en dollar ou en euros. Sauf que les réserves nettes de la Banque centrale ont diminué significativement depuis quelques années. Cela laisse désormais peu de place à la banque centrale pour contrôler la stabilité du taux de change».

«Le choix la de la flexibilité du régime de change a eu pour effet d’accentuer la volatilité de la cotation de la livre, qui connaît des variations erratiques, augmentant le degré d’incertitude chez les agents économiques et qui finit par mettre à mal l’économie turque. Il est encore plus dommageable dans la conjoncture actuelle marquée par une hausse des prix des énergies fossiles sachant que la Turquie en est un importateur net», constate pour sa part Yasser Tamsamani. Résultat, dit-il, l’économie turque subit l’effet négatif conjugué du renchérissement de la facture énergétique du fait de la hausse des prix des produits énergétiques (pétrole, gaz) et de la dépréciation de la valeur de la livre.

Pour l’économiste Tamsamani, l’expérience turque est porteuse de leçons pour le Maroc. «Nous avons là, dit-il, une expérimentation grandeur nature qui montre que la flexibilité n’est pas bénéfique, du moins à court terme, en cas de chocs externes comme stipule la théorie bien-pensante».

Aux yeux de Tamsamani, les autorités marocaines ont bien fait de lever le pied sur l’accélérateur du projet de flexibilisation du taux de change, malgré le fait que le FMI ne cesse d’inciter le Maroc à élargir la marge de flexibilité pour atteindre le flottement total du dirham, notamment lors de ses missions annuelles dans le cadre de l’article 4. Un comportement (celui du FMI) «curieux», soutient-il, sachant que les publications scientifiques de cette même institution appellent à la nuance et ne tranchent aucunement la supériorité du régime de change flexible.

Par Wadie El Mouden
Le 04/12/2021 à 12h32