Covid-19: «Produire et consommer local», oui, mais gare aux marchands de la crise

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Face à la récession qui s’annonce au sein de l’Union européenne, notre principal partenaire économique, le Maroc n’a d’autre choix que de miser sur la demande intérieure. Encore faut-il se méfier des affairistes opportunistes qui profitent de la crise pour s’enrichir sur le dos des Marocains.

Le 12/05/2020 à 13h58

Les exportations sont quasiment à l’arrêt (chute de 80% du 1er janvier au 23 avril), pénalisant des secteurs entiers de l’économie marocaine (textile, automobile, etc.). Pour certaines activités, le retour à la normale risque de prendre des mois voire des années si on continue de mettre tous les œufs dans le panier de la «demande externe».

«Cette crise constitue une opportunité pour initier une réorientation de l’appareil productif vers la satisfaction de la demande intérieure, notamment en produits stratégiques», souligne l’économiste Fouzi Mourji, directeur du laboratoire de statistique appliquée à l’analyse et la recherche en économie. Ce dernier fait le constat d’un regain d’intérêt, un peu partout dans le monde, pour le rôle dévolu à l’Etat et pour le maintien sur les territoires de la production de biens stratégiques.

En plus du repli des trois moteurs de la demande externe, à savoir l’export, le tourisme et l’investissement direct étranger (IDE), il y a lieu de se soucier de l’évolution des transferts des Marocains résidents à l’étranger (MRE). «La Banque mondiale anticipe une chute de 20% des transferts en 2020. Ceux-ci représentent le triple du montant de l’aide au développement dans le cas des pays africains. Les transferts jouent aussi un rôle d’appoint au Maroc. L’observatoire du niveau de vie des ménages du HCP avait montré, sur la base des données des enquêtes sur les dépenses et niveaux de vie des ménages, que le pourcentage de la population en dessous du seuil de pauvreté baisse de 2,5 points grâce à ces transferts dont une bonne partie soutient la consommation des ménages, puis l’investissement, notamment dans le bâtiment», explique l’universitaire Mourji.

Dans un contexte de rareté de financements, des choix structurants doivent être faits, quitte à délaisser les secteurs consommateurs de capitaux, mais sans impact sur la croissance, soutient de son côté, Hammad Kassal, entrepreneur et professeur à l’université Al Akhawayn. L’Etat, insiste-t-il, doit mettre les bouchées doubles sur les activités de substitution d’importation pour orienter l’investissement vers les secteurs productifs, en priorisant la valorisation des produits locaux (pêche, agro-alimentaire, digital, etc.).

Consommer et protéger le produit local est une question d’actualité, mais aussi un combat qui remonte à loin. Ci-dessous, un extrait du Bulletin commercial du Maroc, édité en 1934, évoquant la protection d’un produit 100% marocain: les babouches.

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Face aux contraintes qui pèsent sur les finances publiques, le gouvernement ne peut satisfaire tous les besoins des secteurs affectés par la crise. Il sera obligé de prioriser et de conditionner son soutien, ajoute Kassal, en citant au moins trois conditions:

- Maintenir les effectifs ou les accompagner dans une politique de reconversion professionnelle: plan de requalifications, etc.

- Les patrons doivent assumer une partie des pertes en injectant de l’argent frais dans leurs entreprises.

- Orienter le soutien direct aux secteurs qui s'engagent à s’inscrire dans une stratégie de substitution aux importations.

Dans ce cas, le gouvernement doit réserver une partie de la consommation des administrations publiques aux PME et TPE, pour leur assurer les conditions d’un bon redémarrage, insiste Hammad Kassal.

S’agissant du choix des secteurs prioritaires pour réussir le redémarrage de la machine économique, l’universitaire Fouzi Mourji incite à recourir à des outils neutres pour éviter de céder aux plaidoyers de groupes de pression. Selon lui, le Tableau des entrées-sorties (TES) constitue un outil précieux pour identifier les secteurs à cibler et les hiérarchiser à partir de plusieurs indicateurs:

- Les secteurs qui créent le plus d’emplois;

- Les secteurs qui exercent le plus d’effets d’entraînement sur d’autres branches (ce tableau fournit en effet le contenu en consommations intermédiaires des diverses branches productives). On sait par exemple que l’activité de la branche des Bâtiments et travaux publics (BTP) stimule l’activité de plusieurs branches en amont, celles qui lui fournissent les inputs nécessaires. D’où l’adage «quand le bâtiment va, tout va»;

- Les secteurs dont les produits sont stratégiques (consommés par beaucoup de branches en aval);

- Les secteurs qui contribuent à l’équilibre de nos échanges extérieurs. Par contre, ceux dont la production a un fort contenu en importation et dont l’activité se traduit par plus de «fuites» ne seront pas à privilégier.

La riposte de l’industrie marocaine face à la pandémie du Covid-19, et surtout la rapidité avec laquelle les opérateurs du textile ont reconverti leur outil de production vers la fabrication de masques de protection, donnent un indice rassurant sur les capacités d’adaptation de l’outil de production national. On ne peut que se réjouir du nombre de prototypes de respirateurs artificiels développés récemment à l’aide d’un savoir-faire multidisciplinaire 100% marocain, appuyé par le soutien des institutions marocaines (universités, OCP, etc.). En faisant preuve d’agilité et d’innovation, ces initiatives ont propulsé le Maroc sur le devant de la scène. L’expérience du Royaume en termes de gestion de cette crise sanitaire est citée en exemple par plusieurs médias internationaux. Le gouvernement El Othmani, qui s’apprête à dévoiler son plan de relance économique, pourrait s’inspirer des ingrédients de réussite de ces modèles maroco-marocains.

Favoriser la production et la consommation locales devient une nécessité en ces temps de pandémie. Certes, les opportunités à saisir sont nombreuses. Encore faut-il combattre l’opportunisme malsain. Les marchands de la crise continueront d’exister. Ils ne cesseront de guetter le moindre signal pour s’adonner à leur jeu favori, celui de profiter de la crise pour s’enrichir sur le dos des Marocains. Cela peut aller d’un simple épicier qui décide de son propre chef d’augmenter le prix d’une bonbonne de gaz, jusqu’à l’industriel qui spécule sur l’ouverture imminente de l’export en continuant d’accumuler des stocks colossaux de masques dans des entrepôts clandestins. C’est le cas aussi de ce biologiste marocain qui prétend avoir inventé un test de dépistage du Covid-19, s’estimant snobé par les autorités de son pays qui, elles, préfèreraient les importer d’Asie! Il faut dire que la manière dont cette trouvaille a été «vendue» par un média électronique a laissé penser que la start up en question avait inventé des machines d’extraction d’ARN, alors qu’il s’agit juste d’écouvillons (coton-tige) servant au prélèvement nasal. Le lobbying de ce média en faveur de marchands de guerre donne une idée du nombre d’opportunistes qui véhiculent de fausses informations, n’hésitent pas à faire jouer la fibre nationale, pour vendre une production illusoire. «Au lieu de crier au scandale, cette stat up devrait nous vendre des machines d’extraction qui traitent 120 prélèvements en même temps. C’est cela le vrai test de dépistage à la PCR et non pas des cotons-tiges, pas même compatibles avec les machines dont disposent les laboratoires», s’indigne une source au ministère de la Santé.

Moralité: de la même manière qu’il faudra encourager la production et la consommation locale, il faut aussi lutter contre les marchands de la crise.

Par Wadie El Mouden
Le 12/05/2020 à 13h58