Marrakech Capitale Africaine de la culture 2020: le vrai du faux d’un cafouillage ultra médiatisé

DR

S’agissant de Marrakech, ville «déchue» de son statut de capitale africaine de la culture 2020, on a tout entendu. Entre élucubrations et théories de complots, chacun y est allé de son interprétation, créant une confusion qui a même gagné la presse internationale. La vérité est moins romanesque.

Le 25/01/2020 à 15h04

«J'ai le triste regret de vous annoncer qu'il a été décidé (pour des raisons incompréhensibles) et après plusieurs mois de préparation intense, que la ville ocre se désisterait au profit de Rabat», annonçait sur sa page Facebook le président honoraire du comité "Marrakech 2020", le peintre et écrivain Mahi Binebine, il y a deux jours.

Marrakech Capitale Africaine de la Culture n'est plus. J'ai le triste regret de vous annoncer qu'il a été décidé (pour...

Posted by Mahi Binebine on Wednesday, January 22, 2020

Huit jours avant le lancement de l’évènement, prévu le 31 janvier 2020, cette annonce personnelle a donc fait l’effet d’une onde de choc, d’autant plus qu’un grand silence s’en est suivi, laissant place à toutes les suppositions, aux hypothèses les plus farfelues et parfois même à des accusations injustifiées.

Mehdi Qotbi, président de la Fondation Nationale des Musées, fera ainsi les frais de l’imagination de certains amateurs de théories du complot. «Il semblerait qu’il s’agisse d’une guerre de clans dans les hautes sphères culturelles du pays. Certains avancent que Mehdi Qotbi est à l’origine de cette OPA», avance ainsi un média électronique.

Du côté des intéressés, on nie toute confrontation directe ou indirecte. «Je ne suis en guerre contre personne et je n’ai aucune animosité à l’égard de personne. J’ai été informé au sujet de la capitale africaine de la culture qui aurait été délocalisée de Marrakech à Rabat en lisant la presse», nous déclare ainsi Mehdi Qotbi, beaucoup plus concentré sur l’ouverture récente du nouveau musée de la photographie de Rabat et de la prochaine exposition Delacroix au Musée Mohammed VI.

Même son de cloche du côté de Mahi Binebine qui nous explique quant à lui être peiné que de telles choses soient dites au sujet de Qotbi et trouve «ces allégations profondément injustes.»

Voilà pour les rumeurs… Qu’en est-il en revanche des questions cruciales que soulève cette annulation de dernière minute? Qu’est-ce qui explique ce rétropédalage?

La lettre de rupture

«Le maire de Marrakech a envoyé une lettre soudainement à la CGLU (Cités et Gouvernements Locaux Unis, ndlr), écrivant qu’il se désistait au profit de Rabat et celui de Rabat a envoyé dans la foulée une lettre disant qu’il acceptait volontiers de prendre le relais. Nous sommes dans un pays schizophrène. Une décision absurde. On ne sait pas d’où ça vient», déplore avec véhémence Mahi Binebine.

Toutefois, Tamer Khaled nuance quelque peu les propos de Binebine. Membre du Comité directeur et directeur général du programme Capitales Africaines de la Culture, porté par les Cités et Gouvernements Locaux Unis d’Afrique (CGLU Afrique), celui-ci déclare: «le Royaume du Maroc a voulu que ce soit Rabat plutôt que Marrakech donc il faut aller dans ce sens là. Politiquement je ne sais rien. Ce qui est positif c’est que ça reste toujours au Maroc», rassure-t-il.

«Je comprends la tristesse qui prend place mais ce n’est pas non plus la fin du monde. Cela aurait pu être pire si le comité n’était pas prêt», poursuit Tamer Khaled. Et de conclure: «il faut retirer quelque chose de positif de tout cela. L’Afrique ce n’est pas facile. Il faut que l’on se montre solidaires les uns des autres. Restons positifs!»

Du côté de Jean-Pierre Elong Mbassi, président du Comité directeur du programme Capitales Africaines de la Culture et secrétaire général de Cités et Gouvernements Locaux Unis d'Afrique, même son de cloche, mêmes propos qui se veulent apaisants. Cette fameuse lettre de désistement de Marrakech envoyée par le maire de la ville, c’est lui qui en est le destinataire. Il est à même d’en parler le mieux.

«L’élection de Marrakech a fait l’objet d’une décision collégiale, collective, au sein du comité d’organisation le 21 novembre 2018», explique-t-il, précisant que le choix de Marrakech a été entériné par ce même comité, suite au vote par 3000 maires africains du concept d’élection d’une capitale africaine de la culture. Contrairement à ce qui a donc été parfois avancé, Marrakech n’a pas été élue par 3000 maires mais a vu sa candidature soumise à un comité composé de personnalités africaines de la culture, présidé par le Camerounais Jean-Pierre Elong Mbassi et dirigé par le Marocain Tamer Khaled.

«Nous avons commencé à populariser cette idée (le projet) et nous avons reçu tardivement je dois le dire une lettre du maire de la ville de Marrakech, disant qu’il ne se sent plus en mesure d’accueillir cette célébration à Marrakech, compte tenu de l’ampleur prise par l’événement et de ce que cela implique en matière d’engagement», explique-t-il.

Quand on cherche à mettre un chiffre sur l’ampleur et la taille de l’événement, on apprend de Jean-Pierre Elong Mbassi que le budget est estimé à 10 millions d’euros, soit plus de 105 millions de dirhams. Sur cette somme, il y avait la promesse que la ville de Marrakech mette 1 million de dirhams et la région de Marrakech-Safi un autre million de dirhams. Ce qui fait qu’à huit jours du lancement des activités de Marrakech Capitale Africaine de la culture 2020, le comité d’organisation disposait de moins de 2% des financements. Nous y reviendrons plus loin.

En ce qui concerne le choix de Rabat, Jean-Pierre Elong Mbassi nous explique n’avoir été en contact avec personne et qu’il aurait cru comprendre que des discussions auraient eu lieu en ce sens.

«L’interprétation que je fais de tout cela est que cet évènement ne doit pas quitter le Maroc. Je peux donc dire que j’ai à la fois un désistement et une candidature.»

Rabat réussira-t-elle là où Marrakech a échoué? Pour le savoir, il faudra attendre le 4 février, date de réunion du comité d’organisation pour statuer sur la question. Car après tout, le choix de la ville ne doit-il pas faire l’objet d’un vote? «Assurément!» s’exclame Mahi Binebine. «Même pas sûr que la candidature de Rabat soit acceptée après tout!» tranche-t-il.

Un avis toutefois à prendre avec des pincettes compte tenu du silence du président du comité sur la question ou encore de la réaction du ministre de la Culture, de la jeunesse et des sports, porte-parole du gouvernement, El Hassan Abyaba, émise ce jeudi à Rabat: «Le transfert de la manifestation "Capitales africaines de la culture" de Marrakech à Rabat est dicté par des considérations managériales et techniques, l'objectif étant de réunir toutes les conditions de réussite d'un événement de telle envergure et à dimension internationale.»

Les possibles raisons d’une délocalisation pas si imprévisibles que ça

Certes l’annonce a été brutale, d’autant qu’elle intervient à seulement huit jours du lancement. Toutefois, si la ville de Marrakech a fait machine arrière, c'est qu'il est très probable que le budget colossal du projet et son organisation n’ont pas fait l’objet d’une préparation minutieuse. «C’est comme si on s’attendait qu’après l’annonce de l’événement et sa médiatisation, l’argent tombe du ciel ou plutôt de Rabat», commente une source bien informée qui a requis l’anonymat. Et d’ajouter: «Ce qui est venu de Rabat, c’est un vent de colère très compréhensible. Car comment peut-on présenter un dossier sans les moyens de son ambition!»

Certes, deux conventions ont été signées, «l’une avec la mairie de la ville et l’autre avec la région» comme l’explique M. Elong Mbassé, mais aucune somme n’a jamais été versée à l’organisation.

«Les conventions que nous avons signées avec la ville de Marrakech et avec la région portaient à peu près sur la somme de 200.000 euros. C’était une convention de démarrage pour permettre aux équipes de commencer à travailler. La somme n’a pas été encore versée mais elle était dans le circuit», nous assure-t-il.

Et Mahi Binebine d’expliquer: «on a fait avec les moyens du bord en attendant que l’Etat s’engage. Donc oui il y a eu des promesses mais bon il a fallu acheter des billets d’avion, payer les hôtels, des choses comme ça. On a bossé à perte. Je payais mes billets à mes frais. On était en phase d’élaboration, donc on n’avait pas de salaires.»

Quel est le budget de cet événement ?

Si Mahi Binebine l’évalue «entre 50 et 60 millions de dirhams», Jean-Pierre Elong Mbassi revoit quant à lui le chiffre à la hausse: «le budget global du projet se situe aux alentours de 10 millions d’euros pour l’ensemble de la célébration.»

Et de concéder, «évidemment, cette somme ne peut pas être apportée seulement par la région et la ville de Marrakech. Il est fort probable que l’ampleur de la levée des fonds nécessaires a pu faire reculer Marrakech.»

Mais si l’équipe organisatrice en la personne de son président entend parfaitement que ni la ville ni la région n’auraient pu réunir une telle somme, qui alors pour prendre en charge le poids financier colossal de cette manifestation?

Là aussi Monsieur Elong Mbassé nous éclaire: «Pour le reste, il fallait se retrousser les manches, conclure des partenariats comme l’implique l’organisation de ce genre de projets.»

Hormis ces deux conventions, aucune autre n’a été signée avec d’autres institutions malgré des réunions avec «les ministères de l’intérieur, de la culture, du tourisme et des affaires étrangères», nous informe le président de CGLU Afrique.

Autre interrogation, celle qui entoure le Haut Patronage Royal, qui est en principe attribué à des évènements de cette taille au Maroc.

«Nous avons fait la demande du Haut Patronage et nous l’attendions. Nous avons organisé le sommet Africités deux fois au Maroc et nous connaissons parfaitement la procédure. Les dossiers ont été introduits comme il se doit. Mais nous n’avons pas eu de retour», nous apprend M. Elong Mbassé. Autant dire que beaucoup d’amateurisme, d’à-peu-près et de maladresse ont empreint l’organisation d’un événement annoncé à cor et à cri sans disposer du moindre souffle pour porter sa voix.

Par Zineb Ibnouzahir
Le 25/01/2020 à 15h04