Lettre ouverte. Ben Aïcha, roman, manifeste de littérature

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Pour la parution du dernier roman de Mustapha Kebir Ammi, Ben Aïcha, aux éditions Mémoire d’Encrier, un autre écrivain, Hocine Tandjaoui, lui adresse la lettre ouverte que voici.

Le 15/12/2019 à 10h25

Cher Kebir

J'ai fini de lire ton livre il y a quelques jours, et je dois te dire qu'il m'a produit un tel effet que j'ai été incapable d'en parler immédiatement. Oui je fais partie des mutiques, ceux qui, à la fin d'une pièce de théâtre ou d'un film, prennent le parti de laisser décanter les choses, de reprendre leur esprit avant de se ruer sur la machine à débiter des phrases...

J'ai longtemps été surpris que l'histoire du roman moderne ait commencé avec la rencontre des écrivains européens avec des mondes étrangers, c'est à dire du Sud et de l'extrême Ouest, hors l'Europe, et cela sans que l'identité précise de ces contrées soit mentionnée: pour Cervantès, il est dit qu'il fut capturé par les Barbaresques (il resta prisonnier à Alger 4 longues années), et Defoe, parlant de la destinée de Robinson Crusoé, évoquera juste qu'il fut fait prisonnier "au large des côtes mauresques" (pas un mot sur Salé où le marin ayant inspiré le livre fut effectivement réduit en esclavage).

L'histoire de cet ambassadeur amoureux fou prouve que ces nations se connaissaient, et leurs dirigeants capables de se donner une identité mutuelle, parce qu'il y avait un courant d'échanges permanents malgré les conflits. C’est aujourd’hui banal de dire que la Méditerranée, pour ne parler que de cette mer-là, fut un espace commun, la plus poreuse des frontières, et non pas un mur. La cour de Louis XIV connaissait parfaitement les monarchies régnantes autour de la Méditerranée, et parfois plus loin, et y entretenait des légations. Tu le mets bien en évidence, et c'est un apport important de ce roman, qui dit, juste en passant, sans en avoir l'air, qu'il y avait aussi un passé commun, et que ce passé commun n'est pas réductible à la traduction des Mille et Une Nuits par Galland, ou au déchiffrage de la Pierre de Rosette. Voilà que les fondateurs de la littérature moderne s'avèrent moins curieux que les diplomates et les militaires. Autre forme de pré-conclusion: le roman moderne fut-il porté sur des fonts baptismaux qui furent d’ignorance? A méditer.

Cela dit, au lecteur qui voudrait y voir une parabole, ou une illustration des rapports anciens du Sud et du Nord, de l'Orient (quel orient ?), et de l'Occident, il faut lui conseiller de passer son chemin, d'aller lire d'autres ouvrages. Car, pour continuer à tirer le fil de l'histoire du roman moderne, ce livre est d'abord un manifeste pour la littérature, ou plus exactement, de littérature. Des personnages au lieux, aux traditions minutieusement décrites, jusqu'à l'évocation de ces chroniqueurs qui ont fait de ces périodes des époques et des sociétés narrées à l'excès (sur-narrées), c'est bien un hommage permanent à l'écrit, aux récits, à la littérature qui se déploie devant nous. On voit distinctement cette auberge abritant les tourments de Ben Aïcha, on entend les sabots des chevaux sur le pavé parisien, le froissement des robes de la messagère, celle dont le seul message importe, on ressent avec lui la dureté de l’insulte au moment du refus, on sent avec lui la violence qu'il se fait pour échafauder le plan le plus fou. Tout y est, l’œil du lecteur lit, ressent ce qui aurait pu être vécu, et invente des images.

Je referme le livre. Une autre image me tarabuste. Sa couverture. Ce nom écrit en grandes lettres. Tout d'un coup, l’évidence: qui oserait donner ce nom si intime à un personnage principal, un homme arrivé, fait de volonté, de courage, de virilité? Car ce n'est pas neutre de nommer cet homme-là du nom de sa mère, fils de Aïcha. Le choix du parti des femmes, de la matrilinéarité, de la parenté utérine. Revenons à la signification de ce prénom: Aïcha= vivante. Or la seule vivante dans ce roman, ou la plus vivante parmi tous ces personnages, c'est l'amante inatteignable, Anne-Marie, princesse de Conti. C'est l'amour d'elle qui a enfanté de lui. Une variante de l'amour fou que seule la fiction autorise.

Paris, le 9 décembre 2019

Hocine Tandjaoui

Ecrivain

Ben Aïcha, de Kebir Ammi, aux éditions Mémoire d’Encrier, 2019.

Par Hocine Tandjaoui
Le 15/12/2019 à 10h25