Matricide

Famille Ben Jelloun

ChroniqueAu Maroc, il est extrêmement rare qu’on porte atteinte à la mère. Toute mère est sacrée. Son statut est de l’ordre de l’intouchable.

Le 09/08/2021 à 11h00

L’attachement à la mère, l’amour filial sont des données d’une grande importance. Il arrive que les relations avec le père soient conflictuelles, jamais avec la mère. On ne laisse pas les conflits dégénérer jusqu’à atteindre la mère.

C’est parce que le joueur italien Materazzi, lors de la finale de la Coupe du monde de football le 9 juillet 2006, a insulté la mère de Zidane, que ce dernier lui a asséné un coup dans le ventre, sacrifiant par là même la victoire de son équipe. Zidane avait réagi sans réfléchir, car sa mère venait d’être injuriée par un joueur qui cherchait à le déstabiliser.

Au Maghreb, on ne touche pas à la mère.

Voilà qu’un homme de 32 ans vient de tuer sa mère et de découper son corps avant de s’en débarrasser. Ce fait divers est choquant et incompréhensible. La police nous dit que l’individu en question a des antécédents psychiatriques et aurait même trempé dans des histoires de terrorisme. C’est dire combien le meurtrier est un cas isolé et très spécial.

Le matricide est une forme ultime de suicide. Tuer la mère, c’est entamer sa propre mort. C’est être en totale rupture avec la société et aller au-devant du pire.

Cet individu a dû perdre la raison et a dû confondre sa mère avec quelqu’un d’autre. Sinon, on ne comprendrait pas son geste, d’autant plus qu’après la mort il a procédé au démembrement du corps. Dire que c’est un fou, ne résout pas l’énigme. On se pose la question de son passé, de son enfance, de sa jeunesse. Etait-il en contact avec la victime ou bien il aurait découvert que cette personne était sa propre mère ?

Des écrivains, des poètes ont écrit des pages très belles et émouvantes sur la mère. Que ce soit Albert Cohen, dans «Le livre de ma mère» ou Vivian Gomick, avec «Attachement féroce», ou Saint-Exupéry (« Lettres à ma mère»), ou même Romain Gary «La promesse de l’aube», ils ont tous tressé des éloges pleins d’affection et d’amour à celle qui leur a donné naissance. Evidemment, Roman Gary est plus nuancé, car sa mère était un peu envahissante, lui disant souvent «Alors, tu as honte de ta vieille mère?».

Il y a eu le cas d’André Bazin qui, dans son premier roman, «Vipère au poing», déclara la guerre à Folcoche, la mère haïssable, méchante, injuste et terrible. Mais ce jeune homme avait préféré consacrer un roman à cette mère toxique plutôt que de lui ôter la vie.

Et puis il y a la fameuse réponse d’Albert Camus à un Algérien qui lui posait la question de la justice durant la guerre d’Algérie: «entre la justice et ma mère, je choisis ma mère». Il est évident que la sacralisation de la mère est chose naturelle, du moins dans les pays de la Méditerranée.

Notre assassin aurait pu transcender la haine en faisant autre chose que de céder à la pulsion de mort. Mais, probablement, il est plus que limité en ce qui concerne son intellect.

«La balade de Narayama», film japonais de Shôhel Imamura (1983) raconte une belle histoire, tirée des traditions de la société japonaise du XIXè siècle. Arrivées à 70 ans, les personnes décident de se retirer de la vie en allant mourir sur les hauteurs du mont Narayama. Un fils refuse de laisser sa mère s’en aller. Elle, pour le convaincre de la porter en haut de ce mont, se casse les dents. Il la porte sur son dos et la transporte là où la mort viendra la prendre.

Ce film est un hymne à l’amour de la mère et aussi au respect des traditions. Très émouvant, «la balade de Narayama», est d’après moi le plus bel hommage qu’un fils peut rendre à sa mère.

Nous sommes loin de notre fait divers, consternant par son horreur. Heureusement, cela n’arrive pratiquement jamais. Je ne sais pas comment les juges vont faire leur travail. Le meurtrier sera condamné. La peine capitale et son exécution, seraient, à mon avis, moins dures qu’une condamnation à perpétuité, où ce fils indigne vivra avec l’ombre de la mère, son fantôme, voire avec sa présence métaphorique.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 09/08/2021 à 11h00