«Maskhout»!

Famille Ben Jelloun

ChroniqueOn regarde ce monde s’étriper dans la série télévisée «Succession» et on se dit, c’est du cinéma. Oui, c’est du bon cinéma, la preuve, comme dans notre bonne société traditionnelle, il arrive que le père renie un de ses fils. Celui-ci devient «maskhout», renié, rejeté, déshérité, assommé à jamais, mis hors de la famille et de la maison.

Le 03/01/2022 à 11h00

Il est étrange de commencer l’année par une chronique qui fait référence à la malédiction parentale que tout enfant redoute.

Le verbe «sakhata» veut dire beaucoup de choses négatives: rejeter, frapper d’oubli, éjecter de la cellule familiale, envoyer au diable, condamner à l’exil éternel et livrer à l’errance.

Personne ne souhaite en arriver là dans notre société, même si elle est traversée de plusieurs formes de violence qui ressemblent au «sakht». Une série télévisée va au-delà et nous raconte comment cela se passe ailleurs, mais, à quelques détails près, cela pourrait exister chez nous.

Comme tant de gens, j’ai regardé «Succession», une série américaine créée par Jesse Armstrong sur HBO. Histoire d’un magnat de presse, Logan Roy, joué par Brian Cox, possédant des affaires énormes dans le monde entier, qui, l’âge venant avec ses accidents, doit choisir lequel de ses quatre enfants lui succédera. Ils sont trois garçons et une fille. L’aîné est un peu débile, convaincu qu’avec l’argent et l’entregent de son père, il deviendrait le prochain président des Etats-Unis. La fille, cynique, intelligente et sans scrupules. Le cadet, Kendall, est assez fade, physiquement et mentalement, joué par Jeremy Strong. Le petit dernier est un pervers narcissique, à la sexualité indéfinie et aux manœuvres cruelles.

Charmante famille. Le père a divorcé d'avec leur mère et a épousé en troisièmes noces une Libano-Palestinienne, jouée par Hiam Abass. Tout le monde s’insulte copieusement en utilisant le langage grossier de la sexualité la plus brutale. Le père comme ses rejetons. C’est une éducation basée sur le rapport du plus fort, sur la violence langagière, sur la domination et sur la volonté de puissance. La famille Roy est spéciale. Elle méprise les faibles et ne recule devant aucun obstacle. C’est une sorte de jungle avec les apparences de quelques civilités.

Résumé ainsi, vous pouvez me dire «pourquoi l’avoir regardée?». Parce qu’elle m’a rappelé des histoires d’héritage au Maroc où les enfants se sont déchirés jusqu’à la mort. Je connais une famille où les frères ne se parlent plus et ne se fréquentent plus, où des sœurs se sont fait des procès, étalant sur la place publique leur linge sale.

La série a une vocation universelle. Il s’agit là d’un personnage qui aurait été inspiré par le magnat australien Rupert Murdoch possédant l’un des plus grands conglomérats du monde.

Qui mange qui? Toutes les armes sont sorties. Pas une seule scène de tendresse, même le mariage de la fille se transforme en un règlement de compte à propos d’infidélité. On regarde ce monde s’étriper et on se dit, c’est du cinéma. Oui, c’est du bon cinéma, la preuve, il nous ramène à nos problèmes. C’est là sa force. Puis on pense, on se dit: «ça, c’est impossible chez nous». Sans doute. Car les enfants se conduisent comme des affreux avec leur père, lequel est encore plus affreux qu’eux.

Pourtant, comme dans notre bonne société traditionnelle, il arrive que le père renie un de ses fils. Celui-ci devient «maskhout», renié, rejeté, déshérité, assommé à jamais, mis hors de la famille et de la maison.

C’est ce qu’il arrive au cadet Kendall, celui qui apparaît assez faible. Il est éliminé du cercle familial et aussi de tous les domaines où le père brasse des milliards. Alors il décide de se venger. Le père devient l’ennemi à abattre. Aucun scrupule. Tout est bon pour tuer le père, le pousser vers la prison et la mort. Chantage et persécution. Le père n’en décolère pas, et prépare l’attaque. Ce sera sanglant, terrible, digne d’une pièce de Shakespeare.

La série est passionnante parce qu’elle fonctionne sur les thèmes universels de l’amour et de la haine, de la cohabitation du bien et du mal, de la trahison et de la vengeance. D’où son aspect universel.

Ce qui est intéressant, c’est qu’on ne voit pas les effets financiers de l’enrichissement du père. On les suppose, on les devine. Il y a, certes, le train de vie, les déplacements en avion privé, les résidences somptueuses, le nombre du personnel servant, etc.

Car l’important ce sont les sentiments. Combien tu m’aimes? Dans cette question, il y a l’évaluation matérielle du sentiment filial.

Le fils «maskhout» essaie de rallier à son combat contre le père ses autres frères et sa sœur. Son arme, publier des documents où une des sociétés du père est impliquée dans des scandales de prostitution et de corruption.

En quoi cette série nous concerne?

Que de familles riches, très riches se sont déchirées pour le pouvoir et ensuite pour la succession. Cela arrive partout. Mais on se dit, notre éducation, qu’on soit riche ou pauvre est basée sur le respect absolu du père et de la mère. La hantise c’est d’être un jour maudit par l’un des deux. Maudit, c’est pire que rejeté. Car cette malédiction poursuivra le fils ou la fille jusqu’à la mort.

Chez nous, on attendra que le père s’en aille pour sortir les couteaux. Et là, ça saigne. Si vous avez un doute, regardez autour de vous. Riche ou pauvre, l’amour de l’argent est toxique et aboutit souvent à des drames, voire des tragédies. Car l’argent, c’est le pouvoir. L’argent, c’est le générateur de la folie, de toutes les folies. Il ne s’agit pas de cracher sur l’enrichissement, il s’agit de ne pas oublier que l’argent n’est que la poussière de la vie et que le jour de la mort, le corps est aussi nu qu’à sa naissance. 

Par Tahar Ben Jelloun
Le 03/01/2022 à 11h00