La dame qui s’excuse

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ChroniqueNous souffrons autant que des familles françaises catholiques, juives ou non croyantes. Nous sommes dans le même malheur, dans les mêmes angoisses. Moi aussi j’ai peur quand je prends le métro, quand je fais mes courses dans un grand magasin, quand je vais chercher mes petits enfants à l’école.

Le 24/10/2016 à 11h01

La scène se passe dans un super marché du 15e arrondissement de Paris. Une dame en djellaba et foulard serré sur la tête fait la queue devant une caisse. Elle doit avoir une soixantaine d’années. Elle sourit facilement. Elle remarque que la dame derrière elle a moins de produits qu’elle.

Elle se tourne vers elle et lui fait signe de passer. Elle lui cède son tour. La dame la remercie et passe à la caisse. En partant elle remarque que la dame en djellaba laisse passer d’autres clients. Pourquoi cet excès de gentillesse ? Elles se regardent et l’une comme l’autre comprennent qu’il s’agit d’un geste de «réparation», une sorte d’excuse d’être là, musulmane naturellement, froissée par les conséquences des attentats au nom de sa religion, et puis ayant envie de dire et de démontrer qu’elle est gentille, civique, pas méchante, pas si étrangère que ça, rien à voir avec les terroristes qui ont ruiné l’image des musulmans en France et dans le monde, que l’amalgame qui s’est si facilement répandu est une erreur qu’elle pardonne.

Une dame indignée et qui souhaite améliorer son image, pas seulement, elle voudrait améliorer la réputation d’une population dont la presse parle souvent sans la connaître ou alors qu’on montre à la télé en cas de malheur comme ce fut la cas cet été à Nice où on a dénombré un certain nombre de victimes du tueur au camion de culture musulmane, d’origine maghrébine.

La dame ne sourit plus. On peut lire sur son visage une tristesse banale, quelque chose qui dit «nous sommes là et nous ne voulons de mal à personne ; nous sommes arrivés dans ce pays grâce au regroupement familial, nous avons travaillé durement et nous avons fait des enfants ; ils ont grandi dans des conditions difficiles et nous les avons éduqués comme on a pu, il y a eu des ratés, il y a eu des incidents, des accidents, des erreurs, des échecs scolaires, un mal être banal, il y a eu de la délinquance et même de la violence.

Nous n’avons jamais imaginé qu’un jour certains de nos enfants allaient nous créer des problèmes immenses et être happés par le terrorisme. Jamais nous n’avons pu croire que ces garçons dont certains ont été gâtés allaient nous échapper et devenir des ennemis pas uniquement de ce pays, la France, mais de notre culture et de notre religion, car ce qu’ils ont fait, nous en subissons tous les jours les conséquences.

Nous souffrons autant que des familles françaises catholiques, juives ou non croyantes. Nous sommes dans le même malheur, dans les mêmes angoisses. Moi aussi j’ai peur quand je prends le métro, quand je fais mes courses dans un grand magasin, quand je vais chercher mes petits enfants à l’école et que nous nous attardons dans le parc.

Moi aussi je fais des cauchemars et je crains pour la sécurité de mes enfants, surtout quand ils vont s’amuser le samedi soir. Moi aussi je ne sais pas comment lutter contre l’horreur qui nous menace et ne fait pas de distinction quand elle se met en route pour semer la terreur et la mort.

J’ai appris à lire et à écrire dans ce pays. Je ne suis pas cultivée mais mes parents m’avaient transmis des valeurs simples, des principes pour respecter les autres, ne pas mentir, ne pas voler, ne pas trahir, remercier ceux qui nous ont accueillis, éduquer nos enfants dans nos vieilles traditions et vivre dans la discrétion.

Nous avons été dépassés, surpris, malmenés et assez maltraités par tout le monde. Alors aujourd’hui, nous portons le deuil de ceux qui ont été assassinés par des individus qui prétendaient agir au nom de l’islam. Quelle cruauté ! Nous sommes affligés, terrifiés, malheureux, nous avons été trahis par nos propres enfants devenus des soldats du malheur, eux-mêmes trompés, manipulés, détournés du droit chemin.

Nous n’avons plus de chemin, plus d’espoir, plus de maison. Tout a changé de forme et de visage. Les regards qui se posent sur nous sont inquiets, ils nous reprochent quelque chose de vague, quelque chose de pas bien, nous les supportons et de la main nous les essuyons comme une mauvaise poussière qui se dépose sur nos épaules. Mais cela ne suffit pas. Ces regards ne changent pas, ne pensent pas, ne se révisent pas.

Alors nous nous habituons. Nous attendons qu’une voix s’élève et nous parle, elle devrait nous comprendre, nous aider à vivre et à nettoyer notre image pleine de blessures, notre vie pleine de trous et aussi de tristesse. Je parle pour moi même si je dis nous et je pense à mes voisins et mes cousins. Quand je retourne au pays l’été, je ne rectifie pas les bêtises qui se disent sur nous.

Y en a qui nous envient et pensent que notre vie est réussie, que nous sommes devenus riches. Je ne réponds pas, je souris et laisse passer. Ma fille cadette a fait de grandes études. C’est elle qui me donne espoir et vie. Elle a réussi et me prend la main quand tout va mal. Je la regarde et j’oublie nos tracas.

Post Scriptum qui n’a rien à voir avec cette chronique: une dame m’a récemment reproché d’écrire sur le Maroc alors que je n’y vis pas et que je «le regarde avec des jumelles». J.P. Sartre évoque le cas d’une abeille tombée dans un pot de miel et une autre restée dehors en train de butiner des fleurs. L’une ne voit plus rien, l’autre voit tout. Un peu de distance est recommandé pour mieux voir ce qui se passe ; après tout je ne fais qu’exprimer une opinion qu’on peut partager ou pas.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 24/10/2016 à 11h01