Respecter Bouazza comme on respecte Bernard

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ChroniqueEt si nous nous traitions les uns les autres comme nous traitons les Français –et autres Européens?

Le 11/12/2019 à 11h22

J’ai été, dans une vie antérieure, Président du ciné-club de Khouribga– vous me donnerez du “Monsieur le Président“ si un jour nos chemins se croisent. Elu quasiment à l’unanimité par une horde de rudes mineurs de l’OCP qui venaient une fois par an au ciné-club pour élire le bureau (ensuite, on ne les voyait plus), je prenais ma mission très au sérieux. C’est ainsi que j’eus l’idée, un jour, de monter une vidéothèque. La hiérarchie, en la personne d’un directeur de zone cultivé et amoureux des arts (le fameux Driss B.), approuva. Le caissier fut autorisé à me remettre une forte somme en liquide pour aller à Casablanca, à Derb Ghalef, faire l’acquisition de plusieurs centaines de vidéos –si tu es fort en calcul, ami lecteur, tu en déduiras la somme que je portais par-devers moi lorsque je pris la route de Casa dans ma petite R9 (on ne ricane pas).

Arrivé à Derb Ghalef, je choisis une boutique qui me parut mieux achalandée que les autres, j’entrai et exposai au propriétaire l’objet de mon expédition. Il répondit:– Des cassettes, mais bien sûr, j’ai ici, euh…Il s'arrêta net. Un couple de Français venait d’entrer dans son échoppe. Il me laissa tomber froidement, comme une chaussette sale, et alla s’offrir à eux, légèrement courbé, un sourire obséquieux éclairant sa face de corsaire. S’ensuivit une longue discussion.

Pendant ce temps, l’homme à la R9 (moi), jeune ingénieur de l’OCP, espoir du pays, élite de la nation, etc. (n’en jetez plus), rongeait son frein en regardant la scène. Elle dura un quart d’heure. Le couple finit par s’en aller sans avoir rien acheté –sans doute cherchaient-ils quelque chose que le pirate n’avait point. Ce dernier, me jetant un regard machinal, se souvint tout à coup que j’existais. Il revint vers moi et, se penchant sur le comptoir, me dit d’un ton rogue:– Ah oui… Tu voulais des cassettes… Combien?Là, je dois avouer que je fis une bien vilaine action. Je me composai une tête d’idiot du village et lui dit d’un air niais:– J’en veux trois cents, s’il vous plaît.Et je pris dans la poche de ma veste l’enveloppe dont je tirai une liasse de billets craquants, étincelants et odoriférants.

L’homme sursauta. Comme hypnotisé par la liasse, se passant la langue sur les lèvres, il se mit hâtivement à ramasser des cassettes à droite, à gauche, derrière, devant et à les déposer sur le comptoir. Elles formèrent bientôt un Himalaya magnétique et branlant. L’air de plus en plus niais, je lui demandai:– Ça fait combien, mon bon monsieur?

Il fit semblant de jeter quelques chiffres sur un carnet, griffonna des additions, une multiplication par 1.19 pour (soi-disant) tenir compte de la TVA, peut-être même une division ou pire (je crus voir flotter une intégrale de Lebesgue) –bref il me lança, le regard plein de petits dollars:– Tant! (Je ne me souviens plus du chiffre exact mais il était conséquent.)

Sans rien dire, impassible comme Trinita dans les westerns, je mouillai mon pouce puis me mis à compter mes billets, très lentement. Un, deux, trois, quatre… Arrivé à la fin du compte, j’arborai une face contrite:– Désolé, monsieur, il me manque cent dirhams.L’autre s’exclama:– Ca ne fait rien. Je t’en fais cadeau! Donne, donne!

Je secouai la tête, l’air sévère:– Non, sidi. Moi, je suis comme les Français: sérieux, honnête, précis. Si je n’ai pas la somme exacte, je n’achète pas.

Et je m’en allai, digne comme un archevêque mais en riant sous cape (je sais, j’ai honte aujourd’hui) pendant que le marchand, affolé, s’époumonait: “Reviens, reviens, c’est bon, je te fais grâce du reste!”

Je me sentis vengé par ma petite comédie. Aussi, pourquoi ce type m’avait-il traité comme un nobody? J'étais pourtant propre, bien rasé et habillé par le meilleur tailleur de Khouribga.

Etrange attitude. C’est peut-être pour cela que tant de cadres moyens songent à émigrer vers le Canada, ces “quelques arpents de neige” [Voltaire] qui donnent droit à un passeport qui rend magiquement respectable –c’est peut-être pour être traités comme des Canadiens dans leur propre pays, quand ils reviendront en vacances.

Et si nous nous traitions les uns les autres comme nous traitons les Français –et autres Européens?

Ce n’est pourtant pas difficile. Il suffit de voir sous chaque Bouazza et chaque Saadia un Bernard ou une Emilie. On y arrive, avec un peu d’entraînement.

Sinon, Bouazza et Saadia ficheront le camp à l'étranger et quand ils reviendront, dans une génération, ils seront vraiment devenus Bernard et Emilie…

Par Fouad Laroui
Le 11/12/2019 à 11h22