Un Maroc averti en vaut deux

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ChroniqueLe Maroc, malgré l’ancrage atlantique opéré suite à la reconnaissance américaine de la marocanité du Sahara, entend maintenir sa politique et sa dynamique de diversification stratégique.

Le 20/01/2022 à 11h01

Le 10 décembre 2020, le Maroc a incontestablement réalisé une victoire diplomatique majeure, qui mis à part les initiés du dossier, a pris de court tous les analystes et experts, qu’ils soient favorables ou hostiles à la cause du Royaume. Cette date fut celle de la promulgation d’un décret présidentiel par Donald Trump, reconnaissant la souveraineté pleine et entière du Maroc sur le Sahara. Cependant, l’affaire est-elle pliée pour autant?

Loin de là! Le Maroc ayant fait le choix depuis plusieurs années de la diversification des partenariats stratégiques (Russie, Chine, etc.) afin de gagner en marge de manœuvre diplomatique, il risque très probablement d’être amené à jouer un rôle d’équilibre fort périlleux. Car la hiérarchie des puissances est en train de changer doucement mais sûrement au profit d’une multipolarisation de plus en plus poussée. La nature n’aimant pas le vide, le déclin relatif de l’hégémonie américaine permet à des puissances émergentes ou réémergentes d’étendre leurs zones d’influences dans des régions tenues jusqu’ici par une main de fer, soit par Washington, soit par d‘autres puissances occidentales.

Le Mali, la République Centrafricaine, l’Irak, l’Afghanistan, le Kazakhstan, et l’Ukraine constituent des exemples illustratifs de cette tectonique géopolitique en mouvement. Mais de là à parler d’une transition hégémonique au profit de la Chine, de la Russie ou de l’Eurasie plus largement, on en est encore loin.

Les Etats-Unis demeurent encore la première puissance mondiale, et c’est parti pour durer encore un bon bout de temps. Mais pour les pays périphériques de ces différents pôles de puissance, l’heure est soit à la neutralité active, soit à la finlandisation, soit à un choix tranché en faveur d’une puissance, soit au chaos.

Le Maroc, malgré l’ancrage atlantique opéré suite à la reconnaissance américaine de la marocanité du Sahara, entend maintenir sa politique et sa dynamique de diversification stratégique.

En effet, le mercredi 5 janvier, Rabat et Pékin ont officiellement signé la convention portant sur le plan de mise en œuvre conjointe de «l’initiative de la ceinture et de la route», plus connue par le grand public sous le nom de «nouvelle route de la soie». Le Maroc, qui veut se positionner en grand hub financier et commercial et en puissance industrielle régionale a tout à y gagner. Accès aux financements, transfert de technologie et de savoir-faire, création d’emplois, etc., la liste des avantages est longue.

Mais il est fort probable, sinon certain, que Washington ne risque pas de partager l’enthousiasme du Maroc quant à cette perspective. Puisque la géopolitique américaine de ces dix dernières années s’articule autour d’une stratégie de double encerclement, autant de la Russie à travers des révolutions colorées dans son «étranger proche», autrement dit sa zone d’influence immédiate, que de la Chine, à travers un soutien officieux mais réel à Taïwan, mais aussi aux dissidents à Hong Kong, au Tibet et au Xinjiang, avec la question ouïgoure. Quant à la mer de Chine, elle est devenue graduellement le nouvel épicentre du déploiement de l’US Navy, avec pour base arrière le Japon en tant qu’allié inconditionnel de Washington. L’objectif est clairement de contenir le déploiement de la puissance chinoise, et de l’enfermer dans le pavé eurasiatique.

Il est par conséquent difficilement concevable que les Etats-Unis tolèrent que tous ces efforts d’endiguement soient en partie annihilés par un partenariat qui permettrait à Pékin d’avoir une ouverture stratégique et un accès direct à l’Atlantique via le Maroc, avec pour possibilité d’accéder directement aux marchés africains, latino-américains et européens.

Si pour l’instant, Washington n’a encore formulé aucune réticence ni exigence vis-à-vis de Rabat, il est du devoir de chaque géopolitologue d’adopter une approche prospective, qui incluerait même le pire des scénarios.

Car ce ne sont pas les exemples de sabotages de dernière minute qui manquent. On peut citer à titre d’exemple l’ambitieux projet de gazoduc «South Stream» qui devait relier la Russie à l’Europe via la mer Noire et la Bulgarie, en contournant l’Ukraine. Après plusieurs péripéties, ce projet, dont le financement total fut estimé à 25 milliards de dollars, a connu des avancées majeures, avant d’être officiellement abandonné par la Moscou en 2014, suite à un désistement de dernière minute de la Bulgarie. En effet, Sofia a subi d’énormes pressions venant de Washington, mais exercées par la médiation de Bruxelles.

Autre exemple, le récent projet de gazoduc «Nord Stream 2». Là encore, le but de ce gazoduc cette fois achevé contrairement au «South Stream», est de livrer du gaz russe via la mer Baltique, afin de moins dépendre des aléas politiques d’une Ukraine en pleine implosion. Washington, qui avait tout au long du projet fait semblant de regarder ailleurs, avait même, sous l’administration Biden, levé quelques sanctions contre la Russie, rendant ce projet possible.

Mais, car avec les Américains il y a toujours un «mais», le gazoduc, bien qu’achevé, n’est toujours pas entré en service, malgré le contexte de crise énergétique et l’envolée des cours du gaz naturel. L’Allemagne, avec son nouveau chancelier Olaf Scholz, a décidé de mettre en avant un prétexte juridique, pour retarder l’entée en service du pipeline jusqu’en 2022. L’ombre de Washington continue de planer sur l’Europe. Pire, Berlin a récemment envisagé de sacrifier le «Nord Stream 2», si la Russie venait à agresser militairement l’Ukraine.

Revenons au Maroc. Et faisons un peu de fiction géopolitique:

Dans quelques années, de grands projets sino-marocains industriels et d’infrastructure seront lancés, des joint-ventures créées, des financements colossaux débloqués, et des unités de production construites et prêtes à démarrer à plein régime. Puis, arrivant comme un cheveu dans la soupe, Washington viendra exiger de Rabat de mettre fin à ce partenariat avec Pékin, en mettant dans la balance, leur reconnaissance de la marocanité de notre Sahara. Le scénario est très plausible. Mais la question qui s’impose, c’est que devra faire la Maroc? Se plier devant Washington au risque de perdre définitivement la Chine, et notre crédibilité par ricochet? Entamer un bras de fer intenable avec Washington? Tenter de trouver un compromis qui videra de sa substance tout le potentiel de notre partenariat avec Pékin?

Une pluralité de choix cornéliens, qui pourraient trouver leur dépassement si on arrive d’ici là à obtenir des reconnaissances de la marocanité de notre Sahara, auprès d’autres puissances non inféodées ou pas totalement inféodées aux Etats-Unis. Les candidats sont nombreux. La Turquie, l’Inde, le Brésil, voire la Chine qui y aura tout intérêt. Toutes constituent des options possibles, à condition de mettre le turbo en terme de diplomatie, de lobbying et de soft power. L’objectif stratégique est de nous libérer de cette épée de Damoclès brandie au-dessus de nos têtes, à savoir la reconnaissance d’une seule et unique puissance de notre intégrité territoriale.

Car en attendant, notre plus grande victoire diplomatique de ces dernières années constitue en même temps notre plus grande fragilité. 

Par Rachid Achachi
Le 20/01/2022 à 11h01