L’ère des pénuries arrive…

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ChroniqueNous nous plaignons à juste titre de la cherté de la vie, mais ce qui nous attend sera probablement pire.

Le 28/07/2022 à 11h31

L’inflation à l’échelle mondiale est partie pour durer, et quant au bras de fer qui semble se dessiner entre le bloc des BRICS articulé autour de l’axe Moscou-Pékin et le monde occidental sous l’étendard de Washington, il risque de plonger le monde dans une période de fragmentation, d’instabilité chronique et de multiplication des conflits régionaux. L’Occident refuse de passer le relais impérial, et dans son obstination, il risque de renverser les pièces sur l’échiquier. Après moi le déluge!

Si la récession économique qui vient de commencer agira probablement à la baisse sur les prix des biens énergétiques en particulier, et de tous les biens économiques en général, ce qui risque de suivre pourrait être tout simplement une hyperinflation. Car la récession agit sur les prix à travers un réajustement entre la demande et l’offre. Or, il se trouve que le principal facteur inflationniste actuel est la bulle monétaire, créée en trois temps par la FED et la BCE: les politiques monétaires quantitatives après la crise de 2007-2008, les rachats massifs des dettes souveraines par la FED et la BCE ainsi que la baisse des taux directeurs à quasiment zéro, et enfin l’exacerbation de ces mêmes politiques durant la crise du Covid.

En seulement une année, soit de 2019 à 2020, la croissance de la masse monétaire de la zone euro est passée de 5 à 12%. Durant la même année 2020, elle a cru de 25% aux Etats-Unis. Quand une telle masse monétaire est injectée autant dans le système financier que dans l’économie réelle, au moment même où les niveaux de production étaient au plus bas du fait des restrictions et confinements dûs au Covid, le résultat ne doit étonner personne. Ce fut depuis 2008 une bombe à retardement. Désormais, c’est le temps de la déflagration.

Mais par-delà la question des prix et de l’inflation, un autre phénomène semble prendre de plus en plus d’ampleur. Il s’agit des pénuries d’un certain nombre de produits stratégiques, et ce, à l’échelle mondiale.

Premièrement, les semi-conducteurs. Fabriqués à base de silicium, ces éléments plus petits qu’un grain de sable sont indispensables à la fabrication de tous les appareils électroniques, que ce soit un ordinateur, une tablette ou un smartphone pour lire cette chronique.

En 2022, le marché des semi-conducteurs pèse plus de 440 milliards de dollars, et 75 à 80% de sa production est concentrée en Asie.

Plusieurs facteurs expliquent, avec des pondérations différentes, l’actuelle pénurie de semi-conducteurs à l’échelle mondiale:

- L’explosion de la production et de la vente d’ordinateurs durant l’année 2020 (Covid, confinements, télétravail, etc.).- L’interdiction décidée par Washington pour Huawei de s’approvisionner en semi-conducteurs sur le marché américain. Cette décision géopolitique a amené la Chine à chercher d’autres fournisseurs, ce qui a mis la pression sur le marché.- De même, Pékin a décidé pour des raisons stratégiques de constituer d’importants stocks de semi-conducteurs, aggravant ainsi davantage la pénurie. D’autres Etats ont suivi le même exemple.- Des ruptures technologiques comme la 5G ont massivement augmenté la demande de semi-conducteurs.- Durant la pandémie du Covid, bon nombre d’usines, notamment à Taïwan, ont dû fermer en raison de la rupture des chaînes d’approvisionnement, mais également à cause de la baisse drastique de la demande mondiale. Certaines n’ont pas rouvert depuis.- La politique «zéro Covid» en Chine, qui donne lieu à des fermetures totales d’importants ports et villes industrielles chinoises.- L’explosion de la demande ces dernières années du fait de l’intensité technologique de plus en plus forte de tous les biens industriels (les équipements électroniques des voitures, la 5G, les smartphones dernière génération, l’électroménager, l’intelligence artificielle…).- Pour pallier la situation, certains pays occidentaux ont décidé de s’affranchir à terme de la dépendance chinoise. Cependant, la mise en place de nouveaux centres de production prendra entre 5 et 10 ans et coûtera plusieurs dizaines de milliards de dollars, ce qui paraît compliqué vu la situation économique actuelle en Occident.

Ainsi, tous les ingrédients sont là pour faire perdurer cette pénurie.

Deuxièmement, les produits raffinés dérivés du pétrole (gasoil, essence…).

Si le pétrole en lui-même demeure abondant, puisque les niveaux de production n’ont pas grandement baissé entre l’avant- et l’après-Covid, il en va tout autrement du gasoil, de l’essence et du fuel. Pour les obtenir, le recours à des raffineries spécifiques est obligatoire. Or, de même que pour les semi-conducteurs, plusieurs raffineries ont fermé entre 2020 et 2021, en raison des très faibles marges, voire des pertes qu’elles ont dû subir, en raison de la contraction de la demande mondiale durant cette période. Là encore, beaucoup n’ont pas été réactivées depuis.

En attendant, les raffineries qui demeurent en activité profitent de la situation pour se faire des marges astronomiques, parfois dix fois supérieures à celles d’avant le Covid. Donc oui, le prix du pétrole peut augmenter ou baisser, les marges des raffineries maintiennent les prix du gasoil et de l’essence à des niveaux très élevés. D’où la nécessité, d’ailleurs, pour des pays comme le Maroc de réactiver la SAMIR, car cette situation risque de durer.

En effet, les sanctions imposées par l’Occident à la Russie, notamment l’embargo sur le pétrole, vont aggraver la situation en créant une rareté sur le marché mondial. Rappelons que la Russie est le deuxième exportateur mondial d’or brut. La réaction de la Russie, à savoir la réduction importante de ses livraisons de gaz naturel vers l’Europe, aura un double impact, soit une hausse des cours du gaz autant que du pétrole sur les marchés Spot. Pourquoi le pétrole, vu qu’il s’agit du gaz en l'occurrence? Tout simplement parce que sur les marchés des produits dérivés, certains montages financiers sont composés de contrats à terme sur le pétrole, le gaz, et d’autres matières premières. La hausse des cours du gaz va encourager les spéculateurs à investir dans ces produits, tirant ainsi à la hausse les cours du pétrole aussi, car les contrats les concernant font partie du package.

L’impact sur des pays comme le Maroc sera double. Le premier, on le ressent déjà au niveau des stations d’essence. Le deuxième sera dû à l’insoutenabilité de l’économie marocaine devant cette situation, car notre balance commerciale étant structurellement déficitaire, et sachant que ces produits sont importés en devises et au prix fort, la pression sur nos réserves de change risque de s’accentuer jusqu’à atteindre des niveaux alarmants.

Recourir à la dette extérieure pour renflouer les caisses en devises permet d’acheter du temps au prix fort, mais ne résout pas le problème pour autant. Bien au contraire, ça porte gravement atteinte à notre potentiel de croissance future.

L’autre alternative vers laquelle on pourrait se diriger si la situation perdure serait de rationner la consommation des énergies fossiles. Ça se profile déjà en Europe occidentale, et ça risque de se produire à terme au Maroc aussi, si rien n’est fait d’ici là pour, entre autres, réactiver la SAMIR, et constituer des stocks stratégiques de produits raffinés.

Ce rationnement pourrait prendre la forme d’un PASS énergétique, qui pourrait être octroyé uniquement aux emplois jugés comme essentiels. Pour le reste, le télétravail pourrait être légalement imposé. Des coupures d’électricité pourraient être mises en place la nuit, ainsi qu’une taxe exorbitante sur les voitures d’occasion. Une situation cauchemardesque qu’il s’agit d’éviter à tout prix.

Et comme un malheur n’arrive jamais seul, la très forte appréciation du dollar ces derniers mois contribue à l’augmentation du prix final, puisque, pour le dire plus simplement, il faut désormais plus de dirhams pour acheter un dollar.

Voici donc deux pénuries (semi-conducteurs et gasoil/essence) parmi tant d’autres possibles (blé, engrais…) face auxquelles nous devons impérativement nous préparer.

Ainsi, sans une vision stratégique sur le long terme et une fine compréhension des grands enjeux et dynamiques géopolitiques et géoéconomiques, les déclarations et revendications émanant autant des politiciens que de la société civile seront comparables à des querelles byzantines.

L’époque est au sérieux, à la profondeur et au courage politique!

Par Rachid Achachi
Le 28/07/2022 à 11h31