Ce vent froid qui vient de Russie

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ChroniqueTout le défi pour le Maroc réside dans le fait de convaincre Moscou que notre ancrage atlantique n’est pas un enfermement géopolitique, mais une ouverture qui n’en empêche pas d’autres sur l’Eurasie.

Le 28/10/2021 à 11h01

Ces derniers jours, des rumeurs concernant un prétendu froid diplomatique entre Rabat et Moscou ont pullulé sur le net. Souvent portés par des sites à l’origine et aux intentions douteuses, ces rumeurs ont cependant été infirmées par des diplomates de part et d’autre, ne laissant de place à aucune ambigüité quant à la dynamique positive que connaissent nos deux pays dans leurs relations.

Cependant, la question mérite d’être analysée en profondeur, car en géopolitique rien n’est jamais blanc ou noir.

Premièrement, quelle est la doctrine russe en termes de relations internationales?

Officiellement, Moscou affiche un clair attachement au droit international et au respect de la souveraineté des nations, pour des raisons qui, loin d’être idéalistes, relèvent d’avantage du pragmatisme. Car dans un monde unipolaire où l’hégémonie américaine et occidentale déploie tous ses moyens pour empêcher l’émergence d’un pôle rival, le seul rempart pour les puissances intermédiaires demeure le renforcement du droit international. S’y attacher fermement comme le fait la Russie, revient à confronter l’Occident à ses propres contradictions et à son double discours.

Dans cette perspective, la Russie n’hésite pas à soutenir toute dynamique d’autonomisation stratégique vis-à-vis du monde occidental, en aidant ces pays à renforcer leur souveraineté. Que cela se fasse par une aide militaire, économique ou diplomatique, le but ultime demeure le même, priver graduellement l’Occident de ses différents prés carrés.

De ce point de vue, conscient des limites tant économiques que technologiques de la Russie, Moscou vise à façonner un monde multipolaire, dans lequel elle pourrait exister en tant que pôle géopolitique.

Les rares fois où Moscou a outrepassé son attachement au droit international, cela l'a été quand ses intérêts vitaux étaient menacés, comme en Géorgie en 2008, en Crimée en 2014 et en Syrie en 2015. A chaque fois, il s’agissait soit de garantir l’accès aux mers chaudes via la mer Noire (la base navale de Sébastopol en Crimée) et la Méditerranée (le port de Tartous en Syrie), ou empêcher un encerclement de la Russie au niveau du Caucase (à cause du désir de la Géorgie d’intégrer l’OTAN).

Cependant, ce réalisme s’appuie également sur un certain conservatisme au niveau sociétal qui puise ses racines dans le christianisme orthodoxe russe, mais aussi sur l’idée qu’une économie de marché peut cohabiter avec un Etat fort, capable de domestiquer le capital et de le «souverainiser».

Du côté du Maroc, bien que certains principes doctrinaux coïncident avec ceux de la Russie comme l’attachement au principe de souveraineté et au droit international, tout comme un certain réalisme géopolitique et une identité nationale profondément ancrée dans l’histoire, certains autres points ne manquent pas de susciter des divergences profondes. Ces dernières années, en effet, le Maroc a opéré un revirement majeur dans sa doctrine géopolitique, en renouant avec sa profondeur continentale à travers notamment son retour à l’Union Africaine ainsi que son désir d’intégrer la Cedeao.

De même, la dynamique de désenclavement diplomatique et de diversification de ses partenariats stratégiques entamée par Sa Majesté le Roi à travers des visites à Moscou, puis à Pékin, en 2016, a amené les Etats-Unis quelques années plus tard, lors du mandat de Trump, à sortir de leur neutralité vis-à-vis du dossier du Sahara marocain. Et ce, en reconnaissant de manière unilatérale la souveraineté du Maroc sur le Sahara, le but étant d’inscrire cette démarche dans une volonté de garder un ancrage atlantique du Maroc, tout en facilitant un rapprochement avec Israël.

Le Maroc en sort gagnant à tous les niveaux, puisque cette reconnaissance américaine fut en partie le résultat de l’autonomisation stratégique du Maroc entamée par le Roi Mohammed VI.

Mais comme précédemment souligné, Moscou ne peut, de par sa posture diplomatique, que voir d’un mauvais œil cet unilatéralisme américain. Ajoutons à cela certaines alliances dont a hérité la Russie de la guerre froide, comme avec l’Algérie. Une alliance qui, du point de vue réaliste, n’a plus lieu d’être.

Tout le défi pour le Maroc réside dans le fait de convaincre Moscou que notre ancrage atlantique n’est pas un enfermement géopolitique, mais une ouverture qui n’en empêche pas d’autres sur l’Eurasie.

Pour ce faire, le Maroc ne pourra pas s’appuyer uniquement sur les canaux diplomatiques conventionnels. C’est désormais le terrain métapolitique qu’il nous faut investir en Russie. Celui des mouvances idéologiques et des courants d’idées qui structurent, et par conséquent qui peuvent influencer le prisme à travers lequel le pouvoir russe voit le Maroc et la question du Sahara.

Sur le terrain métapolitique, le courant idéologique le plus important en Russie est l’Eurasisme, ou le néo-eurasisme pour être précis. Ce mouvement, qui a pour leader et fondateur le philosophe et le théoricien politique russe Alexandre Douguine, reprend une partie de l’analyse de Samuel Huntington pour lequel les futurs pôles géopolitiques ne seront pas nationaux mais civilisationnels. Cependant, il la reprend pour mieux s’opposer à l’universalisme et la modernité occidentale.

Dans une interview réalisée par le journaliste marocain Abdessamad Naimi et qui est consultable sur YouTube, Douguine affirme clairement que «le Maghreb en tant que sphère civilisationnelle a pour centre le Maroc…qui fut historiquement le grand territoire mauresque». Sachant que Douguine a une très forte influence autant au Kremlin qu’au sein de l’état-major russe, il ne serait pas inintéressant pour le Maroc d’établir des ponts intellectuels avec cette mouvance idéologique dans le cadre d’une diplomatie parallèle, afin de mieux servir à long terme nos intérêts nationaux, et en premier lieu notre intégrité territoriale.

Par conséquent, il ne s’agit aucunement d’attendre que la Russie change spontanément de position par rapport au Maroc, mais d’investir dans un soft power intellectuel, dont les fruits ne devront être attendus que sur le long terme. Car rappelons-le, la temporalité des Etats n’est pas celle des diplomates.

Par Rachid Achachi
Le 28/10/2021 à 11h01