Ô toi qui va à Gao…

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ChroniqueParmi les liens insoupçonnés entre le Maroc et l’Afrique subsaharienne, figure l’histoire du peuple Arma, résidant la Boucle du Niger et dont les membres se rattachent à l’armée marocaine du temps de la conquête saâdienne…

Le 29/01/2022 à 11h04

On parle beaucoup d’Afrique en ce moment mais il n’y a pas que le football dans la vie.

Il y a de ces liens humains profondément ancrés, qui méritent une halte loin du tumulte actuel, quoique non exempts de leur part de souffrances et de peines.

Le peuple Arma, qui vit dans la Boucle du Niger et dont les membres se rattachent à l’armée marocaine du temps de la conquête saâdienne, en offre un saisissant exemple.

L’histoire remonte donc au XVIe siècle.

Le puissant Ahmed al-Mansour, victorieux des Portugais à la bataille des Trois Rois, maître des oasis du Touat et du Gourara, dirigea ses ambitions vers Bilad Soudane, encouragé par l’acte formel d’allégeance datant de 1583 du roi Idris du Bornou dominant la région du Lac Tchad.

Une missive fut d’abord envoyée à l’askia Ishaq II, souverain de l’empire Songhaï, qui était une force politique de l’ouest africain, englobant le Mali, le Niger et une partie du Nigeria actuels, fragilisé toutefois par des crises économiques et par des querelles internes.

La lettre exigeait des redevances sur la mine de sel de Teghazza, partant d’un principe juridique appuyé par quelques jurisconsultes que la disposition de la mine revenait au guide de la Communauté.

Le refus se fit sans appel.

Malgré les objections des notables relatives à l’éloignement géographique de ces contrées séparées par un immense désert, le sultan saâdien, mû par des motivations économiques et sans doute aussi par des considérations politico-religieuses dans le sens de l’établissement d’un califat sur l'ensemble du Soudan, prépara une armée et lança une longue expédition.

A la tête du corps expéditionnaire se trouvait son général morisque, Jaouder Pacha, originaire de Cuevas Vera, dans le royaume de Grenade.

Sous son commandement il y avait, d’après les estimations, quelques 22.000 hommes (d’après l’historien Zayani, moins, selon d’autres): arquebusiers, lanciers, sapeurs, conducteurs de chameaux… Dont une partie sombra pendant ce lointain voyage, de chaleur, et des suites de fièvres dues au paludisme ou d'autres maladies tropicales.

L’état-major ainsi que les soldats étaient en partie des Morisques exilés ou échappés de péninsule ibère, ainsi que d’anciens captifs chrétiens convertis, incorporés dans le corps d’armée, dit «Guich al-Andalus».

L’affrontement eut lieu en 1591, probablement à la date du 12 mars qui ne fait pas l’unanimité, à Tondibi, sur les bords du Niger.

C’est ainsi que Jaouder, fort de l’usage de l’armement à feu, écrasa l’armée d’Ishaq II, pourtant nombreuse avec ses 30.000 fantassins et 10.000 cavaliers; sans oublier des vaches placées en première ligne, terrorisées par les feux de mousqueterie et provoquant une débandade inverse au but escompté.

Refusant la demande de paix proposée par le dernier souverain de l’empire songhaï qui s’est replié à Gao, al-Mansour, furieux, envoya sur place un autre corps expéditionnaire commandé par Mahmoud ibn Zarqoun, qui remporta une victoire près de Bamba le 14 octobre 1591 et finit de rattacher le territoire de la Boucle du Niger au Maroc, devenu le pachalik du Soudan.

Vaincu, l’askia Ishaq laissa les deux fleurons de son empire que sont les villes mythiques de Gao et de Tombouctou, avant d’être déposé au profit de son frère Mohamed Gao, et de fuir au-delà du fleuve Niger pour trouver la mort, assassiné dans le Gourma par ses anciens ennemis Gourmantchés, qu’il avait maintes fois pillé.

Tous ces évènements sonnèrent le glas de l’empire sahélien Songhaï.

La nomination de l’askia Sulayman (frère de Mohamed Gao) entama le règne des Askia, dits fantoches, poussant au déplacement de la résistance davantage vers le Sud, dans le Dendi, laissant place à une décomposition de l’unité politique de la Boucle du Niger; différentes provinces ayant profité de la situation pour proclamer leur indépendance.

Quant à ce qui devint le Pachalik du Soudan marocain, né sur les ruines de l’empire songhaï, avec Tombouctou comme capitale, il vécut un relâchement d’autorité avec la faiblesse de l’après-règne d’al-Mansour.

Le fils de celui-ci, Moulay Zidane, tenta d’affermir son pouvoir sur la région à travers l’expédition menée vers Tombouctou en 1618 par le caïd Ammar al-Feta, renégat d’origine portugaise, accompagné de son esclave français Paul Imbert, capitaine d’un navire poitevin capturé par les corsaires de Salé.

Le dernier pacha nommé par le sultan du Maroc, Ammar, ne tarda pas à être renversé par un gouverneur, du nom de Ali ben Abd-Allah, qui parvint à se maintenir quelques années.

Se succédèrent des dizaines de pachas, désignés non plus directement par le Maroc, mais par les Marocains du Soudan et leurs descendants métissés, issus du groupe ethnique des Armas, tout en faisant allégeance au sultan du Maroc.

Et si Moulay Ismaïl reçut la bay’a en 1687, le pachalik du Soudan, dit aussi Pachalik de Tombouctou du nom de sa capitale, ne résista pas à la suprématie des Touaregs au milieu du XVIIIe siècle et surtout à l’établissement de l’Empire peul du Macina au XIXe.

Cela dit, l’influence marocaine persistait sur le plan culturel, dans les us et coutumes, dans les arts traditionnels, dans l’architecture ou dans la gastronomie... Grâce au poids des Armas.

Concernant ce nom, il est dérivé du mot arabe roumat (tireurs, maîtres d’armes), et désigne de manière générale les militaires marocains de différentes origines, mêlés à la population songhaï pour donner naissance au groupe métisse des Armas, qui forma une élite politico-militaire et une aristocratie prééminente sur le plan social.

Dans son étude parue sous le titre «Une élite soudanaise, des XVIIe-XVIIIe siècles : les Armas de Tombouctou», Michel Abitbol écrit que «jusqu'au milieu du XVIIe siècle, les différents clivages et regroupements au sein de la société arma continuèrent à se conformer aux allégeances ethniques et tribales importées du Maroc. Mais au fur et à mesure que les relations avec l'ancienne métropole s'amenuisaient et parallèlement à l'apparition des premières générations d'Armas nées au Soudan on assista à la cristallisation de nouvelles formes de cohésion sociale, basées notamment sur l'appartenance à l'une ou l'autre des deux grandes divisions militaires, dites de Fès et de Marrakech (...), au point que les épithètes de Marrakshi et de Fasi furent portés par les Armas comme d'authentiques dyamou (nom patronymique marquant l'appartenance à un clan)».

De cette ethnie Arma dont les membres adoptent généralement le nom Touré au Mali et en Guinée, est issu le légendaire musicien Ali Farka Touré.

Puisant dans la source traditionnelle, il chante le blues de sa terre natale: «j'ai quitté mon pays et ma Louisiane. Mais dans d'autres pays, adieu Savane...».

Comme en écho, résonnent ces mots émouvants de l’éminent savant Cheikh Ahmed Baba Tomboucti, qui fut assigné à résidence à Marrakech par Ahmed al-Mansour Dahbi, avant d’être libéré en 1596: «ô toi qui vas à Gao, fais un détour par Tombouctou, murmure mon nom à mes amis et porte-leur le salut parfumé de l’exilé qui soupire après le sol où résident ses amis, sa famille et ses voisins. Console là-bas mes proches chéris de la mort des seigneurs qui ont été ensevelis dans mon pays»… 

Par Mouna Hachim
Le 29/01/2022 à 11h04