Fictions arabes et révoltes «berbères»

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ChroniqueDans le premier épisode de la série historique arabe «Fath al-Andalus», un marionnettiste dénonçait à sa manière à Tanger la similitude des conquérants dans leur violence et leur soif de butin. L’histoire confirmera la clairvoyance insolente du saltimbanque…

Le 09/04/2022 à 12h00

C’est une série historique écrite par six écrivains arabes, tournée principalement au Liban et en Turquie, produite et réalisée par le Koweïtien Mohamed Sami Alenezi.

L’occasion était belle durant ce mois de Ramadan de sortir de l’humour forcé et des tortueuses caméras cachées à grands renforts financiers pour une plongée dans une page de l’histoire dédiée à la conquête d’Al-Andalus.

Et voilà qu’aux premiers jours de diffusion (sur les chaînes koweïtiennes, sur MBC ou sur Al Aoula), la série est passée au crible.

Rien n’y échappe: décors, costumes, accessoires, origines ethniques de quelques acteurs historiques majeurs, principalement le comte Yulian ou le général Tarik ibn Ziyad et avec, la minimisation de l’apport fondamental des populations amazighes autochtones.

Se prévaloir de l’universalisme de l’islam au nom duquel auraient agi les protagonistes sous la férule de l’empire omeyyade, c’est parfait dans un monde idéal où il n’y aurait nulle place pour le tribalisme et pour les nationalismes étriqués. A condition toutefois de ne pas verser dans le même travers dénoncé, à savoir un arabocentrisme prononcé teinté d’autoglorifications.

Je ne commenterai pas un film qui est toujours en cours de diffusion, mais une scène du premier épisode a retenu mon attention.

A Tanger, sur la place publique, en présence de Tariq, un marionnettiste, mi-philosophe, mi-bouffon, tout en suspicion, dénonçait à sa manière la propagande des conquérants, les assimilant à leurs prédécesseurs dans leur injustice, leur violence et leur soif de butin.

L’histoire confirmera la clairvoyance insolente du saltimbanque.

Disons-le sans détours: malgré le caractère égalitaire du message coranique, les gouverneurs arabes d’Afrique du Nord n’ont pas résisté aux tentations des structures tribales intrinsèquement féodales, faisant preuve de népotisme en faveur de leur clan, exerçant une politique d’humiliation envers les chefs locaux capturés, y compris les islamisés d’entre eux, traités en vulgaires vassaux soumis à l’impôt de capitation.

Qu’on se souvienne du destin de Koceila, qui, bien que converti, avait subi une politique d’humiliation publique qui l’avait poussé à la révolte.

D’autres soulèvements accompagnèrent les injustices administratives et fiscales du gouverneur de l’Ifriqiya et de l’Espagne, Ubayd-Allah ibn Habhab et de ses hommes, qui transformaient les natifs en citoyens de seconde zone faisant de leur pays une terre d’esclaves et de butin.

Ces insurrections prirent différentes formes comme la tentation par les tendances hétérodoxes dont le kharijisme jugé plus démocratique et plus égalitaire.

Dans sa branche sufrite, il sera l’obédience de plusieurs chefs dont Maysara Mdaghri, surnommé par ses ennemis, «al-Haqir» («l’Ignoble»), issu de la tribu qui résidait initialement dans la région de Tlemcen et en grand nombre entre Figuig et Sijilmassa pendant la conquête musulmane.

En 738, Maysara avait mené une délégation de quarante personnes à Damas auprès du dixième calife omeyyade Hicham ibn Abd-al-Malik afin d’exposer les doléances des populations au sujet des exactions des gouverneurs, avec entre autres pratiques injustes, le système de capitation.

Mais la délégation ne réussit ni à obtenir gain de cause, ni même à décrocher une audience ou une réponse polie à la missive demandant l’avis de l’émir des croyants sur une gestion qui ne figure ni dans le Coran ni dans la Sunna.

Les esprits, préparés désormais à la révolte, avaient la conviction qu’on était loin du simple zèle d’un gouverneur pour être face à une politique d’Etat.

Une année plus tard, Maysara dirige une grande insurrection à la tête d’une coalition de tribus des groupes Ghomara, Meknassa et Berghouata.

Il mène un combat acharné dans le Souss et dans la région de Tanger, tue leurs gouverneurs respectifs, Ismaïl ibn Ubayd-Allah Habhab et Omar ibn Abd-Allah Mouradi qui s’était conduit avec injustice et illégalités dans la perception de la dîme aumônière et dans la répartition du butin.

A ce sujet, Ibn Idhari al-Mourrakouchi écrit dans son Bayan: «à l’inverse de la totalité de ses prédecesseurs, il s’avisa de prélever le quint sur les biens des Berbères, sous prétexte que les propriétés de ce peuple étaient un butin acquis aux musulmans, chose qu’aucun gouverneur n’avait osé faire avant lui».

Si Maysara, proclamé calife et prince des croyants, avait été rejoint dans sa lutte par de grands chefs amazighes, il ne tarda pas à être controversé au sein de sa communauté, aboutissant à son assassinat et à son remplacement par Khalid ben Hamid Zenati.

En 740, celui-ci infligea aux Arabes une cuisante défaite près de Tanger (ou du Chlef disent d’autres versions) appelée «Bataille des Nobles», en raison du nombre important d’aristocrates arabes qui y laissèrent la vie.

«Par Dieu, aurait proclamé le calife omeyyade Hicham ibn Abd-al-Malik, je vais me fâcher contre eux d’une colère arabe et je vais leur envoyer une armée dont l’avant-garde sera chez eux et l’arrière-garde ici».

Il convoque son gouverneur de Kairouan Ubayd-Allah ibn Habhab et le remplace par Keltoum ibn Iyadh Qochayri, rejoint par son neveu Balj ibn Bichr du clan Qayssite d’Arabie du Nord, en rivalité avec le clan yéménite majoritaire en Ifriqiya, donnant une idée sur les ravages du tribalisme, antinomiques avec l’universalité du Message et avec tout projet d’unité.

L’affrontement avec les Amazighes imposa inévitablement le succès de la révolte avec quelques éclatantes batailles, comme celle de Baqdoura sur l’Oued Sebou en 741 où périt le chef arabe avec 10.000 de ses hommes, soit le tiers de ses troupes, faisant écrire par les chroniqueurs de l’époque qu’«un tiers fut tué, un tiers fut prisonnier et un tiers prit la fuite».

Dix-mille personnes avaient réussi en effet, sous le commandement de Balj ibn Bachr, à trouver refuge dans la forteresse de Sebta où ils furent assiégés tellement longtemps qu’ils en furent réduits à manger leurs montures et les animaux de la ville.

Le salut vint d’Andalousie dont le gouverneur Abd-al-Malik ibn Qattan al-Fihri envoya des navires pour assurer le transport en contrepartie de l’aide contre les kharijites d’Andalousie...

Au Maghreb, les batailles se poursuivent avec l’intervention du gouverneur omeyyade d’Egypte Handala ibn Safwan.

Arrivé à Kairouan en 741, il enregistre deux retentissantes victoires contre les troupes amazighes dont les impressionnantes forces étaient divisées en deux groupes: l’un sous le commandement du kharijite d’origine arabe, Okacha ibn Ayyoub al-Fezari, vaincu à la bataille d’al-Qarn; l’autre, dirigé par le chef berbère Abd-al-Wahid al-Houari, défait et tué à al-Asnam sur les rives du Chlef près de Kairouan.

Malgré le grand nombre de victimes, chiffré à 180.000 personnes, rien ne pouvait arrêter la force du soulèvement des Amazighes qui parvinrent à fonder des principautés indépendantes.

Tel est le cas de l’émirat des Berghouata dont l’ancêtre est le chef militaire amazighe Tarif ibn Malik, maître en 710 de Tarifa à laquelle il laisse son nom une année avant l’expédition de Tariq, membre de la délégation en Syrie, retranché ensuite dans la région atlantique centrale Tamesna, correspondant plus au moins à l’actuelle Chaouia.

Avec les autres émirats tel celui des Beni Midrar kharijites de Sijilmassa, ils signent tous l’indépendance politique face aux califes d’Orient...

Ils disent aussi à eux seuls les erreurs d’un système inégalitaire, la complexité des alliances politiques et la relativité de certains mythes fondateurs.

Par Mouna Hachim
Le 09/04/2022 à 12h00