Achoura, des réminiscences du chiisme?

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ChroniqueIl n’est pas impossible que des survivances chiites aient subsisté dans des traditions maghrébines comme la Achoura. Mais à y regarder de près, les origines semblent se perdre dans la nuit des temps…

Le 13/08/2022 à 11h02

Manifestations festives et jeux d’enfants sont parfois le dernier refuge de pratiques religieuses anciennes. Mais de quelles réminiscences sont-elles le nom?

Awacher par ci, awacher par là. Sur le plan social, elles sont synonymes d’aumône, de regroupement des familles, de fruits secs et de tables garnies, de taârijas, de bendirs et de jouets bruyants, de visites aux tombes des proches parents et de quelques rituels ambivalents…

Comme nous le savons tous, Achoura tire son appellation du nombre Achara, en référence à sa date qui se tient le dixième jour du début du calendrier musulman, soit le mois sacré de Mouharram.

Les récits religieux évoquent en quelques Dits, rapportés notamment dans le recueil de l’imam Boukhari, que le Prophète -paix et salut sur lui- commença à jeûner ce jour de Achoura, à son installation à Médine depuis sa rencontre avec des tribus juives, alors en plein jeûne du Kippour marquant la sortie d’Egypte.

Depuis, le jeûne aurait été non seulement adopté par le Messager mais recommandé en tant que marque d’attachement de l’islam à la tradition mosaïque.

D’autres hadiths ayant pour source Aïcha, cités aussi par Boukhari et par Muslim, affirment que les tribus Qoraïchites de la Mecque jeûnaient ce jour-là durant la période préislamique déjà. Quelques exégètes soutiennent en ce sens que le jeûne du Prophète fut antérieur à son expatriation à Médine.

Quoi qu’il en soit, les adeptes de la stricte orthodoxie recommandent le jeûne comme principale manifestation autorisée, accordant la rémission des péchés de toute une année, en cette journée de tous les excès à laquelle sont liés plusieurs fables et légendes.

Ce serait le jour de la repentance d’Adam, de l’accostage de l’arche de Noé, de la sortie indemne d’Abraham de la fournaise ardente, de la guérison de Job, de l’évacuation de Joseph du puits ou de Jonas du ventre du cachalot, voire même de la naissance ou de l’ascension de Jésus… Comment vérifier?!

Mais c’est certainement chez les chiites que Achoura revêt une dimension spéciale et marque un épisode fondateur, non sans politisations et exacerbations identitaires.

Tout le monde a déjà vu au moins une fois ces scènes de mortifications, de contritions et de sanglantes autoflagellations en signe de douleur suite au martyr de Hussein, petit-fils du Prophète, assassiné par les troupes du deuxième calife omeyyade, en l’an 680, dans la plaine de Kerbala (mot dont notre dialectal a dérivé la Qarbala comme synonyme de désastre et de chaos).

Dans cette logique de mise en scène dramatique est ainsi rattaché, durant les célébrations de Achoura au Maghreb, l’acte de simulacre d’enterrement de la poupée Baba Achour, faite généralement d’os et de chiffons.

Il n’est pas impossible que des survivances chiites aient subsisté dans les traditions populaires à l’instar de l’exaltation des saints ou de la commémoration du quarantième jour du deuil qui rappelle l’arba’îne de l’imam Hussein par les duodécimains suite à sa décapitation, sans qu’il ne soit possible d’établir un lien indubitable aux sources d’emprunts.

C’est que, en y regardant de près, d’autres rituels viennent apporter quelques éclairages surprenants…

Le sociologue Edmond Doutté avait noté durant Achoura à Marrakech ou à Fès en 1907 un ensemble de représentations à la fois dramatiques et burlesques.

Au programme de ce qu’il appelle le «Carnaval du Maghrib», se trouvaient des personnages masqués, des scènes tragiques, des bouffonneries, des symbolismes liés à l’organisation du monde et à la permanence cyclique de la vie et de la mort…

Et si ce deuil n’était pas justement, celui de l’année écoulée (d’aucuns parlent d’un quelconque esprit de la végétation) et l’espérance d’une nouvelle année placée sous les meilleurs auspices avec les pleurs comme préfiguration d’une bienfaisante pluie?

Ces manifestations populaires en Afrique du Nord n’ont pas manqué en effet d’interpeler les chercheurs occidentaux au début du siècle dernier, qui les ont comparés au carnaval européen, avec ses revirements de situations et ses symbolismes de mort et de renouveau.

Pleurs et joie. Mort et renouvellement de la nature dont dépend la vie des bêtes et des humains. Eau et feu comme représentations symboliques.

Illustrations avec l’aspersion des passants, le matin de Achoura, avec de l’eau, identifiée à celle du puits mecquois de Zem-Zem; tandis que la soirée avait laissé place à la chaâla et feux de joie.

Ces derniers sont rapprochés des feux de la Saint-Jean qui se déroulaient en Europe pendant le solstice d’été et qui étaient eux-mêmes les vestiges d’anciens cultes agraires celtes et germaniques préchrétiens.

Pour sa part, la poupée est comparée au bonhomme carnaval européen, remarquable durant le Mardi-Gras ou le Mercredi des Cendres où le personnage finissait noyé, enterré ou brûlé dans une cérémonie concluant au «parallélisme absolu» entre fêtes africaines et européennes, entre feux berbères et usages méditerranéens, selon Emile Laoust dans sa contribution consacrée aux «Noms et cérémonies des feux de joie chez les Berbères du Haut et de l’Anti-Atlas».

Bien loin du chiisme et du champ des réalités immédiates, nous serions alors en présence de cérémonies agraires immémoriales, captées par les religions monothéistes successives pour revêtir des colorations locales cumulées au fil des temps.

Par Mouna Hachim
Le 13/08/2022 à 11h02