Une troublante histoire dans le pays du Che

Kebir Mustapha Ammi, écrivain. 

Kebir Mustapha Ammi, écrivain.  . DR

ChroniqueL’écrivain Kebir Mustapha Ammi a fait un voyage à Cuba où il découvre dans une auberge une vieille machine à coudre qui le plonge dans son enfance et lui rappelle le métier de son père, qu’il a mal connu. Cette machine dont il n’a pas fait le deuil est l’occasion de tisser une trame émouvante.

Le 08/12/2019 à 16h00

En avril dernier, il m’est arrivé une histoire troublante à Santa Clara, à quelque trois cents kilomètres au sud ouest de La Havane. Ça faisait longtemps que je voulais me rendre à Cuba. Je n’étais pas là pour Guevara. Mais pour le pays, la musique, Hemingway...

J’ai pris un vieux taxi, une Buick rafistolée par son proprio, peinte en rouge, avec un intérieur cuir, comme dans les vieux films de Capra ou de Hawks. Elle devait avoir pas moins d’un million de kilomètres dans les artères, mais son châssis était robuste, elle promettait de faire allègrement une deuxième fois le tour du compteur. Je me suis arrêté à Santa Clara avant de pousser plus loin. J’ai pensé à Hamza, qui avait consacré ses jeunes années au trotskisme, avant de tourner définitivement la page de la politique, pour devenir un homme d’affaires avisé, et qui est assis sur un matelas en or, quelque part entre Miami et Vancouver. Il n’arrêtait pas de dire que je ne comprenais rien à la politique.

Je suis arrivé à Santa Clara, le 23 avril, aux alentours de 14h, il y avait des braises dans le ciel. La ville du Che! Difficile de ne pas repenser à ce jour d’octobre 67, où nous avions appris la mort du Commandante. Nous avions quatorze ou quinze ans. La mort de Guevara nous avait tout de même pas mal remués. Nous ne savions pas qu’il avait du sang sur les mains. A nos yeux, il avait la pureté d’un saint. L’épisode de la baie des Cochons, les anciens s’en souviennent à Taza! Des Cubains qui en remontrent aux Américains, ça nous avait réjouis.

La fin de Guevara a sonné la fin de quelque chose mais ajoutait indéniablement à l’aura de ce jeune leader. Quand le film de Richard Fleischer, avec Omar Sharif, avait été projeté au Colisée, Hamza avait battu le rappel des troupes pour expliquer que ce jour était historique et qu’il nous fallait réunir, par tous les moyens possibles et imaginables, les 1DH 15 centimes, pour nous ruer dans la grande salle, et voir l’œuvre. Le film ne m’a pas laissé un souvenir impérissable. Mais ça, c’est une autre histoire.

A Santa Clara, cinquante ans plus tard, je pensais à tout ça. Je me fis un devoir de visiter le musée dédié au camarade Guevara, je le devais comme un hommage à nos jeunes années. Un jeune étudiant voulait savoir si je me plaisais à Cuba et ce que signifiait le camarade Guevara pour un Marocain. J’ai botté en touche, assez habilement, pour ne pas lui faire de peine. Il n’a pas lâché prise, il m’a interrogé très directement sur mon intérêt pour la révolution castriste. Je ne sais plus comment j’en suis venu à lui parler des riches et des pauvres. Je n’avais pas l’intention de lui faire la leçon en caricaturant la pensée de Marx. Mais j’avais sans doute, comme aurait dit Hamza, mal choisi mon exemple. Le jeune étudiant s’est mépris. Il m’a rabroué avec un arsenal de formules chocs avant de m’interrompre avec véhémence pour me dire qu’il n’était pas venu là pour m’entendre débiter mes sornettes. Il avait cru, je ne sais pourquoi, que je voulais l’inciter à renoncer à s’exiler. Qu’est ce qui lui avait fait penser cela? Avait-il lu dans mes pensées et entendu que je répétais, in petto, les vers de Baudelaire: Pars si tu dois partir; reste s’il le faut. Cela avait dû le blesser profondément. Je n’ai pas trouvé de mots pour m’excuser. Il était furieux. J’étais confus. Je me suis demandé ce que mon ami Hamza aurait répondu à ce jeune homme. Mais Hamza, aujourd’hui, a une montre en or et peu de temps à perdre. Il aurait renvoyé le jeune homme à ses chères études pour apprendre à avoir des dents longues et devenir un dragon.

Après ça, j’ai fait un tour dans la ville. Je suis rentré dans mon hôtel. Je logeais dans une auberge d’un autre temps, située dans l’étroite rue Maestra Nicolosa. Tout était d’une autre époque : les meubles, les objets, les moindres bibelots... C’était une vieille maison coloniale que dirigeait un quinquagénaire, des plus accueillants. C’était un ancien médecin. Il était souriant mais il cachait une profonde blessure. Il avait voulu écrire et peindre. Mais tout cela, m’a-t-il confié, n’avait pas su trouver le chemin qu’il faut pour se transmuer en art. Il avait beaucoup voyagé aussi. Il avait hérité cette maison de style mauresque avec un patio où poussaient de belles plantes luxuriantes, et des lupins, des azalées, des clématites, des hortensias... C’était un petit coin de paradis, avec des oiseaux rouges, verts et bleus, dans les arbres. Il y avait de vieilles tables en chêne sculptées, des objets, des machines, des radios d’un autre temps, un pick-up, un juke-box....

Nous avons longuement parlé. Le maître des lieux m’a raconté sa vie. C’est son épouse qui avait décidé de faire de cette belle bâtisse une maison d’hôtes. Il m’a montré deux photos, en noir et blanc, de cette femme. Elle était resplendissante. Elle était grande, élégante et brune, avec de grands yeux ouverts sur le monde et le tenant à distance dans le même temps. J’ai pensé à Ava Gardner dans La Comtesse aux pieds nus. Elle est morte en 1993. Par fidélité à cette femme, qu’il avait passionnément aimée, le maître des lieux continuait de recevoir des visiteurs du monde entier.

C’est dans la chambre que j’occupais dans cette excellente auberge, qu’une vieille machine, de marque Singer, a attiré mon attention, j’ai cru un instant que rien de cela n’était vrai, réel, et que la fatigue me faisait voir des choses qui n’existaient pas. Dans son atelier, à Taza, mon père avait des machines à coudre, de marque Singer, semblables à celle qu’y était exposée là. Je l’avais accompagné une fois à Fès, pour acheter l’une de ces machines. Nous avions fait la route tous les deux, dans une Citroën noire. Je devais avoir huit ans.

Cette machine, à Santa Clara, était la réplique parfaite de celles que mon père avait dans son atelier, et elle avait un numéro de série, avec deux lettres, qui correspondaient aux initiales de son nom. Est-ce le hasard, qui avait décidé de lui rendre hommage ? J’ai repensé à mon père. Il avait une allure d’instit austère. C’est ainsi que je me souviens de lui. Il portait des complets bleu sombre, souvent, à rayures jaunes ou blanches. Il était toujours tiré à quatre épingles. Il avait un peu vécu à Paris. A la fin des années vingt. Il a eu son diplôme de tailleur, Place Vendôme, le 8 octobre 1931, avant d’ouvrir son atelier de couture à Taza. Il avait connu la belle époque à Paris! J’aimais à penser qu’il avait croisé des auteurs que j’aime, comme Alejo Carpentier, venu sur les traces de ses aïeux qui avaient fait souche à Cuba. Paris vibrait de tous ses feux. La capitale française était créatrice, lumineuse...

Je ne sais pas ce que mon père a pensé de tout cela, et s’il a réalisé qu’il a vécu à Paris à un moment décisif. Je ne l’ai pas bien connu, j’ai souvent essayé –après coup, forcément– de reconstruire tout cela. C’est aussi –et surtout– pour cela, pour reconstruire ce roman qu’on devient écrivain. On fait usage du moindre indice, on ne laisse rien filer. Il avait des petites lunettes en écaille qui lui donnaient un air sérieux. Il ne riait pas beaucoup. C’est de ma mère que j’ai hérité le goût pour les plaisanteries. Elle avait beaucoup d’humour. C’est ce qui nous a permis de traverser des années difficiles quand mon père est mort brusquement, terrassé par une maladie sournoise en 1962. J’allais sur mes dix ans, c’était un jour où il pleuvait à verse, je me rappelle que nous avons été désemparés. Il a fallu vendre au plus vite son atelier de couture et ses machines. Il en avait neuf, mais j’étais surtout attaché à l’une d’elles. Elle était à l’entrée de l’atelier. Il me donnait une bobine de fil, un bout de tissu et je me mettais à l’œuvre, je voulais croire que l’art de coudre n’avait aucun secret pour moi. C’est un bruit particulier que fait une machine, un bruit à nul autre pareil.

Je me rappelle un visage, je ne l’oublierai jamais, celui de l’homme qui a acheté la machine et l’a emportée sur une charrette à bras qu’il avait dû louer pour l’occasion. Il fulminait, il avait une allure de général sur un champ de bataille, à qui rien ne résiste, il était vindicatif et conquérant, avec un bec de lièvre qui jetait une ombre sur sa gloire. Je l’ai observé, en serrant mes poings, je n’ai laissé voir aucune larme. J’ai appris son visage par cœur. Souhaitais-je le retrouver un jour? Je vis s’éloigner la machine de mon père avec un chagrin aiguë, une douleur muette. Elle disparut brusquement au bout de la rue, qui se termine par une pente, où commença à se briser l’horizon de l’enfance.

J’avais tellement eu envie de devenir couturier comme mon père. J’avais le sentiment qu’on me privait de quelque chose d’essentiel, de ma vocation, et que je ne pourrais jamais être l’homme que je rêvais d’être. C’est pour cela que j’ai une passion démesurée pour les vêtements. J’adore d’écrire un vêtement dans le plus infime détail, jusqu’à... la trame!

Je n’ai jamais fait le deuil de cette machine. J’ai grandi et j’ai continué de penser à cette machine. Je ne sais plus pourquoi je me suis persuadé que je la retrouverais un jour. J’en étais là, dans mes pensées, dans ma chambre, à Santa Clara, quand le maître des lieux a frappé à ma porte pour me dire qu’il y avait là quelqu’un qui demandait à me voir. C’était le jeune étudiant que j’avais blessé involontairement au musée de Che Guevara. Il m’avait cherché dans toute la ville et retrouvé dans l’auberge.

Il trépignait. Il y avait de la joie sur son visage. Il s’était changé. Etait-ce pour l’occasion ? Il portait une chemise blanche et il avait fait lustrer ses vieilles chaussures en faux cuir pour leur donner un peu d’allure. Il m’a laissé entendre, comme pour m’envoyer paître, mais très aimablement, que son vœu le plus cher était d’aller vivre dans un Etat impérialiste! Je ne lui ai pas dit qu’il était parfaitement libre de faire ce qu’il voulait et qu’il n’avait pas besoin de ma bénédiction.

Il est parti, comme s’il avait décroché un trophée qu’il avait longtemps convoité. Il croyait m’avoir mis à terre et cela lui procurait une incommensurable joie. Il a refermé la porte calmement.

J’ai entendu mourir son pas au loin.

Un pas léger, comme celui des exilés.

Tout cela m’a profondément bousculé.

Le maître des lieux est venu voir si tout allait bien. Il m’a donné une bouteille d’eau pour la nuit. Il est parti. Je n’ai pas verrouillé la porte de ma chambre. Je me suis mis au lit. Il y avait de la musique partout dans la ville. Des ombres, comme des soldats indisciplinés, ont couru jusqu’à l’aube sur le plafond et les murs. J’ai eu du mal à quitter Santa Clara. Je voulais croire de toutes mes forces que j’avais retrouvée la machine de mon père, que nous avions vendue, en même temps que son magasin, pour une bouchée de pain.

Par Kebir Mustapha Ammi
Le 08/12/2019 à 16h00