Maykoun bass

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ChroniqueJ’espère croiser le moqaddem de mon quartier. J’ai des documents administratifs à lui demander. C’est le moment ou jamais. On le dit en congé mais je n’en crois pas un mot: avez-vous déjà entendu parler d’un moqaddem en congé?

Le 14/08/2021 à 08h59

Ma vie est différente depuis que j’ai un plâtre au pied. La vie en boitant. Ce n’est pas moi mais les autres. Ils me regardent différemment, avec plus de respect, plus d’amour aussi. Enfin, je crois…

Chaque fois que je le croise, mon voisin n’arrête pas de se lamenter sur mon sort. Il est sincère. Pour le calmer, je finis par lui dire: «Mais ce n’est pas si grave, ce n’est qu’une petite fracture». Lui: «Mais si, mais si, c’est grave, le plâtre, les béquilles, tout ça!». Moi: «Oui, mais j’ai l’habitude, ce n’est pas la première fois». 

Quand je sors dans ma rue, on s’arrête pour me saluer, me laisser passer, me donner un conseil pratique… J’ai l’impression d’être une rock star qui profite du bain de foule pour signer des autographes. Les fans sont tenaces, fébriles, gentiment collants.

Les inconnus me lancent: «Maykoun bass… Allah ychafi». Un taxi s’est arrêté spontanément devant moi: «Oustad, je te dépose quelque part?». Un «kwella» (sniffeur de colle), qui terrorise habituellement tout le quartier, m’a même grommelé quelque chose comme: «H’tiramati (mes respects)».

Les vieux me gratifient d’un Khoya, Chrif, Oustad, l’Mardi (le béni). Les jeunes me disent Ammo ou Ammi (une spécialité maghrébine qui veut dire «mon oncle»), L’walid. L’un d’eux m’a lancé un «L’Haj !» qui a manqué de me faire trébucher!

Au bistrot, un fidèle m’a fait un clin d’œil avant de s’exclamer: «Mais, Khoya, si tu te présentes aux élections, sache que l’on est tous avec toi!». Donc, si jamais mes amis (qui sont nombreux) dans les partis politiques, à gauche et à droite, sans oublier ceux qui ne sont nulle part, cherchent un bouche-trou pour boucler la liste définitive des fameuses «tazkiyates»…

Oui, c’est vrai, j’en rajoute. Comme tout bon Marocain soudain confronté à un problème nouveau, mais avec l’improbable possibilité de retourner la situation en sa faveur, j’en profite. Je deviens opportuniste. Je n’ai pas à faire beaucoup d’efforts pour passer avant les autres, pour être mieux servi, plus choyé, pour me sentir privilégié, important. Je profite, je profite.

Tout le monde y va de son conseil d’ami ou d’expert. Des conseils utiles, sincères, parfois contradictoires: Il faut marcher… Non, il ne faut surtout pas marcher…

Tout le monde a surtout un avis sur l’origine de mon problème: C’est le poids… Le mauvais œil… Les trous dans les rues de Casablanca…

Mon médecin, qui a le sens de l’humour, m’a donné un autre conseil: changer de lunettes… pour mieux voir où mettre les pieds.

Alors voilà. Comme j’ai le vent en poupe et que tout me sourit en ce moment, j’espère croiser le moqaddem de mon quartier (on le dit en congé mais je n’en crois pas un mot, avez-vous déjà entendu parler d’un moqaddem en congé?). J’ai des documents administratifs à lui demander. C’est le moment ou jamais. Avec de la chance, il me ramènera toute la paperasse pour que je signe à la maison, bien calé dans mon canapé-lit…

Un rêve d’enfant !

(Je dédie ce billet décalé et légèrement euphorique à toutes les personnes souffrant d’un handicap moteur, provisoire ou permanent, et qui souffrent en silence).

Par Karim Boukhari
Le 14/08/2021 à 08h59