La modernité tue, la modernité éduque!

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ChroniqueAvant l’arrivée du tram dans nos villes, on disait, en plaisantant: «Il tuera beaucoup de Marocains!». Les plus optimistes, dont moi, complétaient: «Mais peut-être qu’il contribuera à élever le niveau».

Le 27/04/2019 à 17h00

Nous sommes sur une avenue piétonne, dans le cœur de la ville, avec un monde fou qui s’affaire et marche dans tous les sens. Près de la station de tram, une jeune femme s’apprête à traverser en empruntant le «passage à niveau». Elle marche doucement, tête baissée, sans regarder ni à droite ni à gauche. Soudain une moto surgie de nulle part arrive à grande vitesse en longeant…les rails du tram.

Cela dure une seconde ou deux à peine, mais le temps s’est brusquement arrêté et c’est comme si cela durait une éternité. Le choc est terrible. Parce qu’il est inévitable et parce que, l’espace d’une éternité, personne n’a rien pu faire pour empêcher l’inéluctable. Le jeune homme qui conduit la moto n’a pas le temps de freiner, ni de dévier de sa trajectoire. Il percute de plein fouet la jeune femme, propulsée quelques mètres plus loin sur le côté. 

Immédiatement, la foule se précipite vers le motard. Les premiers coups de pied et les griffures sur le visage et le reste du corps arrivent. La jeune femme essaie de se relever toute seule, puisque personne ne vient la secourir.

Pendant que la fille est toujours allongée sur le côté, le motard pleure et implore la foule, qui n’arrive pas à se mettre d’accord: faut-il alerter la police (et qui le fera? qui a un crédit sur son téléphone?) ou immobiliser le motard et confisquer son véhicule?

Soudain, une cloche retentit. C’est le tram qui approche et que personne n’a vu venir. La cloche produit l’effet du réveil matinal, qui vous fait tomber du lit. Les uns et les autres se précipitent mécaniquement vers le guichet et passent déjà l’entrée. Le motard profite du flottement pour sauter sur sa moto et, dans un extraordinaire réflexe de survie, redémarre à toute allure. Toujours sur les rails! Il fauchera peut-être d’autres personnes au beau milieu de cette rue piétonne…

La foule se disperse en maudissant «cette vie de chien», «ces Marocains qui ne respectent rien» et «cette ville de fous». La jeune femme se remet de ses émotions, ramasse ses affaires éparpillées sur le sol, se tâte toutes les parties du corps pour vérifier qu’il ne manque rien et qu’elle n’a aucune fracture…

Puis le tram arrive, les passagers montent à bord en se bousculant, sans attendre que les arrivants descendent des premiers wagons… Fin de l’histoire.

Comme moi, vous venez d’assister au «cirque» habituel d’une grande ville marocaine, un moment de grande panique avec un enchainement d’anomalies qui aurait pu conduire à un drame humain. Dans cette affaire, personne n’est mort, il n’y a eu aucun procès verbal, et tout cela ne sera comptabilisé nulle part. On dira plus tard, dans les annales du tram, de la ville, et de cette journée routinière partagée entre le soleil et les nuages du printemps : journée normale, rien à signaler.

Et pourtant!

Avant l’arrivée du tram dans nos villes, on disait, en plaisantant: «Il tuera beaucoup de Marocains!». Les plus optimistes, dont moi, complétaient: « Mais peut-être qu’il contribuera à élever le niveau».

Après la voiture, la moto, la bicyclette, le bus, le train, le tram est le dernier attribut, le dernier avatar, de cette modernité à la fois crainte et admirée qui s’est greffée à nos villes et à nos vies très peu préparées.

La question est donc: comment se prépare-t-on pour accueillir la nouveauté?

La réponse est peut-être dans la scène décrite plus haut. Et où les coupables sont nombreux: le motard qui roule sur les rails, l’entreprise qui a construit des passages à niveau extrêmement dangereux, la ville qui n’a rien prévu pour protéger ses rues piétonnes… Et la foule, c’est-à-dire la société, qui a le réflexe de punir le fautif mais pas de secourir la victime!

Par Karim Boukhari
Le 27/04/2019 à 17h00