Cet état d’urgence qui nous suit comme notre ombre

DR

Chronique«Fais-en ton déjeuner avant qu’il ne fasse de toi son diner!» En plus simple: mange-le avant qu’il te mange! Lui, c’est ton prochain.

Le 02/07/2022 à 09h00

Savez-vous la date à laquelle l’état d’urgence (sanitaire) prendra fin? Ce n’est pas grave, tout le monde a oublié. On sait que ce sera le 30 ci, qui sera repoussé au 31 ça, pour être prolongé d’un mois, peut-être deux, ou trois, et ainsi de suite.

Cet état d’exception n’a donc plus rien d’exceptionnel. Il a perdu son «charme». L’habitude, voire la lassitude, l’ont banalisé et tué. Il ne fait presque plus peur à personne.

Et puis, entre nous, si l’on inverse la situation pour la regarder non pas du point de vue de l’Etat mais des citoyens, c’est-à-dire nous, avons-nous jamais connu autre chose que cet état d’urgence, dans le sens général du terme?

Depuis l’enfance, nous recevons une éducation qui nous programme pour être en état d’alerte permanente. Hé, mon petit, ne parle pas aux adultes, méfie-toi de tes jeunes camarades aussi, ne répond jamais à un inconnu. Les Oulad Lahram sont partout. Tes amis et tes proches sont parfois des loups. Les inconnus, c’est pire, surtout ceux qui te sourient et te disent bonjour. Fuis-les comme la peste, ne leur souris jamais, pas de bonjour, pas de merci.

La rue, c’est la jungle, la guerre. Il y en aura toujours un qui te voudra du mal, ne fais confiance à personne, si quelqu’un s’approche de toi, tu fuis, tu cries, tu frappes avec le premier objet qui te tombe entre les mains…

C’est pour cela que les écoliers de 10 ans, si charmants dans leurs uniformes, ont généralement les deux poches du pantalon gonflées comme des outres. Dans l’une, ils mettent les bonbons, et dans l’autre les pierres. Les pierres pour se défendre au cas où.

Le jouet préféré de notre tendre enfance reste ce fameux lance-pierre artisanal, avec le solide élastique fixé sur un bois en Y. Aussi efficace qu’une catapulte romaine! Avec une pierre, le gosse appuie sur l’élastique et «tire» sur les pigeons qui roucoulent tranquillement sur les branches des arbres… Ou sur ses camarades, ses meilleurs amis, pour leur apprendre le respect!

L’idée, c’est de suivre les préceptes de cette fameuse comptine qui a bercé nos oreilles d’enfants: «Fais-en ton déjeuner avant qu’il ne fasse de toi son diner!» En plus simple: mange-le avant qu’il te mange! Lui, c’est ton prochain.

L’état d’urgence, c’est cela. C’est être dans une guerre qui s’est déclarée le jour de votre naissance. Et qui ne vous lâchera plus.

Observons à présent les adultes, qui vivent aussi un état d’inquiétude ininterrompu. Ils sont pressés, stressés, la gorge nouée par un sentiment de précarité insoutenable et probablement incurable. Il faut qu’ils montent avant que les autres descendent. Monte, mon ami, monte, rentre, joue des coudes, des épaules, pousse-les, piétine-les, défend ta place!

Ce n’est pas une question de politesse mais d’instinct de survie. Vous comprenez, ils ont peur que les portes se ferment à leur nez, alors tant pis pour les autres!

Il faut qu’ils s’emparent des sièges réservés, des issues de secours, ils n’ont pas le droit d’attendre que le feu passe au vert, que la queue avance. Ils doivent rouler en voiture ou à moto sur le trottoir, ils doivent enjamber les barricades ou se faufiler entre les crevasses pour traverser sans aller chercher le passage clouté.

Ce qui compte, c’est de gagner quelques secondes, de ne pas attendre, au risque de se fouler une cheville ou de se retrouver à plat ventre sur le sol. Ne dit-on pas que la vie est un concours de saut d’obstacles? Avec, bien entendu, la possibilité de se casser la gueule.

Alors prend le raccourci, et le risque aussi! Et ce n’est pas grave si tu provoques un embouteillage ou un accident, on s’arrangera.

Ils n’ont pas le temps, vous comprenez, et ils n’ont pas confiance. Jamais. Alors il faut faire vite, vite, n’importe comment, en comptant uniquement sur ses muscles, son instinct, sans trop réfléchir (pas le temps!), en se prenant pour le dernier représentant de l’humanité sur Terre, menacé par des forces invisibles, accroché et prêt à tout pour sa survie.

Cet état d’urgence nous suit comme notre ombre, cette trace qu’il est impossible d’effacer.

Par Karim Boukhari
Le 02/07/2022 à 09h00