«Ce n’est pas votre maison qui vient d’être rasée mais un simple commissariat de police!»

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ChroniqueJe suis passé devant ce «ground zero» et je me suis arrêté pour admirer le spectacle de ce grand néant. Un homme est venu vers moi: «Partez monsieur, ce n’est pas un site touristique ici!».

Le 07/10/2017 à 17h00

Attention, âmes sensibles tournez la page et allez regarder ailleurs s’il vous plaît. J'ai l’intention de pleurer la disparition du siège historique…de la police à Casablanca. Les Casablancais et tous les Marocains qui ont eu affaire à la police de Casablanca devraient en faire autant. Pleurer, pleurer, pleurer. Et je vais vous expliquer pourquoi.Ce bâtiment aux couloirs sombres et au parterre reconnaissable entre mille (ses motifs sur le sol avaient quelque chose de glaçant) fait partie de l’histoire de Casablanca. Du temps du protectorat, et jusqu’aux premières années de l’indépendance, il a servi de commissariat central de la ville, avant d’abriter plus tard le siège de la Sûreté régionale et de faire office de préfecture de police. Toutes les affaires y étaient traitées, des plus personnelles aux plus politiques.

Il a pratiquement vu passer tous les Casablancais, jeunes et moins jeunes, femmes et hommes, célèbres ou anonymes, qui pour le renouvellement d’une carte d’identité nationale, qui pour les besoins d’une garde à vue. Ben oui. On disait d’ailleurs qu’une nuit au poste, dans les sous-sols de ce fameux immeuble à l’architecture hybride, valait mille nuits.

On ne parlait pas de garde à vue mais, tenez-vous bien, d’éducation. Oui, éducation. Quand la police attrapait quelqu’un, on disait que c’était pour «l’éduquer». Il est parti s’éduquer chez la police, il a passé quelques nuits au poste pour s’éduquer… C’est ce qu’on disait. Mais éduquer à quoi et en quoi et de quoi ? Ça, c’est une autre histoire, je vous la raconterai peut-être un jour.

Plus incontournable et plus important encore que les commissariats de Derb Baladia (dit le 7e) ou du tristement célèbre Derb Moulay Chérif, qui ont «accueilli» plusieurs générations de militants casablancais, le bâtiment du boulevard Brahim Roudani a été transformé, dans les années 1990, en siège de la BNPJ (Brigade nationale de la police judiciaire). Casablanca venait alors de se doter d’une nouvelle préfecture de police, tout neuve, boulevard Zerktouni.

Au fil des ans, donc, les activités changeaient mais le bâtiment ne changeait pas. Il était resté le même. Dédié à la BNPJ, dont les compétences sont nationales (grandes affaires liées au terrorisme, aux scandales financiers, mais aussi aux délits de presse), avec de petits réduits pour les objets perdus et les accidents de la circulation, ce bâtiment historique, qui fait partie de la mémoire de Casablanca et de tout le Maroc, vient d’être rasé. Tout simplement.

Tant de souvenirs, de grandes et de petites histoires, tant de drames personnels ou collectifs, d’interrogatoires plus ou moins musclés, de gardes à vue, tant de résistants, d’hommes politiques, de gauchistes, d’islamistes, d’étudiants ou de simples voleurs de poule, etc. Tout cela a été réduit en miettes.

Je suis passé devant ce «ground zero» et je me suis arrêté pour admirer le spectacle de ce grand néant. Un homme est venu vers moi: «Partez monsieur, ce n’est pas un site touristique ici!».

Mais je voulais rester. Alors j’ai insisté. Lui aussi. «Ne restez pas là, allez, allez, retournez chez vous, de toute façon ce n’est pas votre maison qui vient d’être rasée mais un simple commissariat de police!».

J’ai dit que ce commissariat fait partie de ma mémoire, qui est aussi importante que ma maison. J’ai dit que j’avais été, bien malgré moi, plusieurs fois et pour diverses raisons, à différentes étapes de ma vie personnelle ou professionnelle, «invité» à me rendre à ce lieu. Avec, bien entendu, et à chaque fois, la peur et la crainte de ne jamais en sortir.

Peut-être attendri, ou simplement pressé d’en finir, le monsieur m’a alors dit: «Ne vous inquiétez pas, on construira un nouveau bâtiment ici même, en plus grand et plus moderne. Ça sera la même chose mais en mieux».

D’accord, d’accord. Mais ça, c’est tout le drame de Casablanca. On rase l’ancien parce que ce n’est que de la pierre et que cette pierre n’appartient à personne. C’est ce qu’on dit. Mais on oublie que cette pierre appartient à l’histoire de la ville et à l’histoire personnelle de tout un chacun. 

Par Karim Boukhari
Le 07/10/2017 à 17h00