Ce Maroc oublié par le train du développement

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ChroniqueLe meilleur film du moment ne passe pas au cinéma mais à la télévision, et marocaine s’il vous plait. Il s’appelle «Femmes suspendues», ne le ratez sous aucun prétexte!

Le 18/12/2021 à 12h03

La force de l’image, c’est qu’elle peut parfois être plus efficace qu’une tonne de littérature. L’image est d’ailleurs une littérature à part entière, immédiate et accessible. L’image est aussi un acte militant, surtout dans les pays du Sud où les livres, insuffisamment diffusés et souvent combattus, n’ont pas encore changé le cours des choses.

Toutes ces belles choses s’appliquent à «Femmes suspendues», le documentaire que 2M, qui a eu la bonne idée de le coproduire, s’apprête à diffuser à partir de dimanche soir. C’est un bijou et c’est un film nécessaire. Le voir, en parler, le partager, est en soi un acte militant.

Le film accompagne trois femmes dans la région de Béni Mellal, qui cherchent à divorcer de leurs maris, depuis longtemps portés disparus: partis un jour, ils ont changé de vie, de ville, d’adresse, mais ils sont toujours vivants et menacent de «réapparaître» à tout moment.

Mariées mais seules, abandonnées, ces femmes sont «suspendues» (mou’allaqat). Cela fait vingt ans ou plus que le calvaire dure. Elles ne peuvent ni refaire leur vie ni prendre de crédit, etc. Tout cela à cause de ces maris aux abonnés absents.

Analphabètes, démunies, elles ne peuvent compter que sur elles-mêmes pour affronter la société, la vie quotidienne, mais aussi la bureaucratie et les rigueurs d’une administration impitoyable. Elles vivotent mais se battent. Avec leurs maigres économies, elles devront payer un écrivain public pour rédiger des demandes de divorce, qu’il faut sans cesse reprendre et rectifier pour un mot, une virgule…

Elles doivent aussi louer les services d’un «moul karrossa» (charretier) pour pousser leurs maigres affaires d’un quartier à l’autre, et faire de longs voyages, de longues courses à pied pour vérifier une adresse ou rassembler les fameux 12 témoins nécessaires pour valider la quête du divorce. A eux seuls, les 12 témoins deviennent d’ailleurs les 12 travaux d’Hercule, une véritable montagne à surmonter.

L’une de ces femmes se verra refuser sa demande de divorce parce que l’écrivain public a écrit «adresse inconnue» au lieu de «inconnue adresse». Oui, c’est la même chose, mais allez l’expliquer au greffe du tribunal…

Une autre femme, qui a pu construire une petite demeure pour elle et son fils, n’a qu’une crainte: que son mari disparu depuis plus de 20 ans réapparaisse le jour où elle sera morte, pour hériter de sa maison et en chasser son fils… Ce qui finira d’ailleurs par arriver.

Sans être un tire-larmes, «Femmes suspendues», écrit et réalisé tout en sobriété, est un film poignant, qui vous plongera dans un Maroc éternel, celui de toujours, le Maroc oublié ou mis de côté, avec ses vieux transistors, ses maisons de bric et de broc, ses charretiers et ses muletiers, ses marteaux pour casser le «kaleb soukar» (pain de sucre), ses moussems et sa culture foraine, ses fusils de fantasia, etc. C’est un film poignant, et surtout rageant, qui vous donnera envie de pleurer. Parce qu’il y a mille et un détails à saisir.

Le combat de ces femmes (l’une d’elle est morte entretemps, sans obtenir gain de cause) devient celui d’un pays qui accuse un retard considérable en matière d’égalité entre les femmes et les hommes, mais aussi entre ceux qui ont quelqu’un et les autres qui n’ont rien ni personne.

Bravo à Meriem Addou, la jeune réalisatrice, dont les images et les plans disent et racontent beaucoup plus que mille discours. Ce genre de films mérite aussi de passer en salles où le public, tous les publics, lui feraient un vrai triomphe. A bon entendeur.

Par Karim Boukhari
Le 18/12/2021 à 12h03